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lundi 8 avril 2013

Rencontre avec Bergson


Le philosophe Henri Bergson
Au début du XXe siècle, la philosophie française portait un nom : Henri Bergson, et ce nom bénéficiait d’un prestige rare et rayonnait en France, évidemment, mais dans toute l’Europe aussi et même jusqu’aux Etats-Unis, où le philosophe vint donner plusieurs conférences. En 1912, un journal Londonien évoque la redécouverte de l’esprit par Henri Bergson comme un des grands événements marquants de cette année-là.

Ce qui est pour le moins surprenant quand on sait que cet homme qui incarnait le mieux l’esprit français était en fait un anglais : né à Londres d’une mère anglaise et d’un père juif, il vécu ses premières années outre-manche et ne vint en France qu’à partir de ses neuf ans en tant qu’étudiant étranger. Il n’en reste pas moins qu’il fut, en ce début de siècle, celui qui œuvra le plus au renom de la philosophie française, de par son œuvre et les nombreuses conférences qu’il donna à l’étranger jusque tard dans sa vie, et ce souvent au détriment de ses recherches.



La rencontre entre Bataille et Bergson


La rencontre avec le philosophe Henri Bergson n’apparaît que deux fois dans l’œuvre considérable de Georges Bataille. Il revient sur cet événement important à deux reprises : la première fois, sèche, méchante, ironique, dans l’Expérience Intérieure.  Il y revient plus longuement dans une conférence de 1953 : Non-savoir, rire et larmes, occasion pour lui d’entrer plus dans les détails de cette rencontre, d’en montrer l’importance et de rendre justice à Bergson, qu’il avait quelque peu égratigné dans son essai. Mais, sans doute faut-il le dire tout de suite : si le nom du grand philosophe n’apparaît que très peu dans l’œuvre de Bataille, son influence jette son ombre de fantôme refoulé sur presque toute l’étendue de son œuvre. Non pas que Bataille soit Bergsonien, ou qu’il y ait une stricte équivalence des concepts chez les deux auteurs, loin de là, mais on peut déceler sans trop de contorsions une possible origine bergsonienne pour de nombreuses vues et intuitions de Georges Bataille. Cela n’est pas étonnant, et les raisons peuvent en être données tout de suite :
_d’abord l’influence d’une découverte initiale qui l’a fait entrer en philosophie, avant Hegel et même avant Nietzsche, et au moins aussi importante que celle de ces deux auteurs dont le nom revient plus volontiers dans la bouche de Bataille pour leur valeur autant que pour l’aura sulfureuse dont ces philosophes allemands jouissaient à l’époque. Bergson est l’homme qui a mis la pensée de Bataille en mouvement en lui en donnant son centre, son axe de rotation : le rire. Ce rire, il a pu le retrouver chez Nietzsche, mais ce rire avant tout est mis en lumière par Bergson.
_ensuite parce que la pensée en France, c’était Bergson, et que c’est le penseur auquel tous se réfèrent, sur qui tous se basent, celui qui a le mieux « capturé l’imagination de ses contemporains ». Bataille, pensant à cette époque, ne pouvait qu’être influencé par la pensée et l’œuvre de Bergson, parce qu’il ne pouvait qu’en être ainsi. Sans doute cette influence est inconsciente, n’est-elle qu’une fatalité contingente. Lourde de conséquences malgré tout.





Les textes


L’Expérience Intérieure (O.C. V, p 80) :

«… le rire était révélation, ouvrait le fond des choses. Je dirai l’occasion d’où ce rire est sorti : j’étais à Londres (en 1920) et devais me trouver à table avec Bergson ; je n’avais alors rien lu de lui (ni d’ailleurs, peu s’en faut, d’autres philosophes) ; j’eus cette curiosité, me trouvant au British Museum je demandais le Rire (le plus court de ses livres) ; la lecture m’irrita, la théorie me sembla courte (là-dessus le personnage me déçut : ce petit homme prudent, philosophe ! ) mais la question, le sens demeuré caché du rire, fut dès lors à mes yeux la question clé (liée au rire heureux, intime, dont je vis sur le coup que j’étais possédé), l’énigme qu’à tout prix je résoudrai (qui, résolue, d’elle-même résoudrait tout). »

Non-savoir, rire et larmes (O.C. VIII, pp 220-221) :

« … à Londres, j’ai été reçu dans une maison où l’on recevait également Bergson.
[…] j’avais bien lu quelques pages de Bergson, mais j’ai eu la réaction très simple que l’on peut avoir à l’idée que l’on va rencontrer un grand philosophe, on est embarrassé de ne rien connaître, ou presque rien, de sa philosophie. Alors, comme je l’ai d’ailleurs dit dans un de mes livres, mais je voudrais le raconter ici de façon un peu plus précise, je suis allé au British Museum, et j’ai lu Le Rire de Bergson.
Ce n’est pas une lecture qui m’a beaucoup satisfait, mais elle m’a tout de même fortement intéressé. Et je n’ai pas cessé, dans mes diverses considérations sur le rire, de me référer à cette théorie, qui me paraît tout de même l’une des plus profondes que l’on ait développées.
J’ai donc lu ce petit livre, qui m’a passionné pour d’autres raisons que le contenu qu’il développait. Ce qui m’a passionné à ce moment-là, c’est la possibilité de réfléchir sur le rire, la possibilité de faire du rire l’objet d’une réflexion. Je voulais de plus en plus approfondir cette réflexion, m’éloigner de ce que j’avais pu retenir du livre de Bergson, mais elle a pris tout d’abord cette tendance, que j’ai cherché à vous représenter, à être en même temps une expérience et une réflexion. »

Souvenirs sur Bergson et Chestov (O.C. VIII, pp 562-563) :

« Mon seul contact avec la philosophie reconnue fut à cette époque (en 1920) la rencontre à Londres, où je faisais des recherches au British Museum, d’Henri Bergson. Prévenu d’avance, je lus Le Rire qui, de même que la personne du philosophe, me déçut (j’avais dès cette époque un esprit outrancier). Mais le problème du rire me parut sans discussion le fondement. […]  La pensée sans le rire me parut mutilée, le rire sans la pensée était réduit à cette insignifiance qui lui est communément accordée, et que Bergson avait bien pauvrement décrite. Dès lors, dans mon esprit, rire, n’étant plus limité au minable comique de Bergson, équivalait à Dieu sur le plan de l’expérience vécue. »



Les faits


Le 23 mai 1920, Georges Bataille envoie une lettre de candidature à la maison de l’Institut de France à Londres, fondée à l’initiative de la Fondation Edmond de Rothschild en 1919. C’est grâce à cette structure qu’il peut aller faire des recherches de septembre à octobre sur les trois manuscrits de l’Ordene de Chevalerie présents au British Museum, et qu’il a l’occasion d’y lire la Chanson de Guillaume, qui venait d’être découverte.
Henri Bergson était anglais de naissance, et il était de plus régulièrement invité en Angleterre par les universités afin d’y donner des conférences. C’est d’ailleurs certainement à l’occasion d’une telle invitation que Bataille fut amené à le rencontrer : en septembre eut lieu à Oxford un congrès de philosophie. Ce dernier n’était pas aussi important que les Congrès internationaux de philosophie lancés dès 1900, et qui se seraient déroulés tous les quatre ans à partir de là s’il n’y avait eu la guerre, mais il accueillit néanmoins les grands noms de la philosophie anglo-saxonne et française : Russell, Whitehead, Bergson et Mauss en tête. Il n’était pas rare que Bergson soit ainsi invité à de grands événements universitaires, il répondait favorablement aussi souvent que possible. Ainsi :
Mai 1911 : doctorat des sciences honoris causa de l’université d’Oxford, et invitation par l’université de Birmingham
Octobre 1911 : invitation par l’université de Londres et le college university
1913 : conférences aux Etats-Unis aux universités de Columbia, Princeton, Harvard.
Avril 1914 : invitation aux Gifford lectures de l’université d’Edimbourg

Il faudrait aussi y ajouter les Congrès internationaux de Philosophie et les invitations que Bergson dût décliner après la fin de la première guerre mondiale. Bergson était heureux d’être ainsi invité et de pouvoir participer au rayonnement et à l’exportation de la philosophie française, malgré l’entrave que cela représente pour ses propres travaux : mais c’était là un fait nouveau, et remarquable, et il ne pouvait pas se soustraire à l’honneur qui lui était fait. Il vint donc en Angleterre en septembre 1920, et fit sans doute un passage à la maison léguée  par la Fondation Rothschild à l’institut de France, où Bataille séjournait alors, comme il est dit dans le texte de sa conférence de 1953. Georges Bataille a passé un baccalauréat philosophie, mais ne possède que des rudiments sur la pensée de Bergson, et embarrassé à l’idée de rencontrer un savant sans rien connaître de son œuvre, il décide, en vitesse, de combler cette lacune. Il dit non sans humour s’être jeté sur son livre le plus court : Le Rire. Le premier jugement qu’il en donne est conforme à ce que l’on peut attendre de ce personnage angoissé, ironique, cinglant, vif, entier dans ses jugements, qu’est Bataille à l’époque de l’Expérience Intérieure. Bergson le déçoit autant que son livre. Mais aussi emporté que soit ce témoignage, il n’en est pas moins vrai, et, plus soucieux d’exactitude et de détails, le Bataille de la conférence plus tardive ne dit rien d’autre que ce qui est déjà dit dans l’essai. Seulement, il le dit autrement.




Le problème du rire


Cet essai de Bergson déçoit profondément Bataille. « La lecture l’irrita, la théorie lui sembla courte », il en sortit insatisfait. Pour dire les choses simplement, cette découverte de la pensée de Bergson, cette première approche de son œuvre, est désastreuse. Pourtant, ce court essai passionne Bataille, non pas tellement pour ce qu’il dit que par ce qu’il permet d’entrevoir : « la possibilité de réfléchir sur le rire, la possibilité de faire du rire l’objet d’une réflexion ». Par cette lecture le rire se donne à Bataille comme un objet digne de recherche et même comme un objet d’un insigne intérêt : c’est à ses yeux la question centrale et première de la philosophie, la clé qui permettra de résoudre toutes les autres. Ce n’est là qu’une intuition, presque une fulgurance. Aucun raisonnement ne pourrait prouver ou même justifier à quelque degré que ce soit la place que Bataille lui confère soudainement après avoir lu ce livre de Bergson, mais il en va ainsi de tout début en philosophie, justifier cela du reste ne présenterait aucun intérêt. Ce qui importe est de voir ce que Bataille a entrevu dans ce rire et comment le rire permet de défricher toute une partie de son œuvre et de mettre en lumière l’influence que Bergson a eu sur lui.

Dans Le Rire, le rire est un rire moral, utile, qui naît dans une communauté complice au détriment d’un autre, qui en est exclu pour cela même qui le distingue et le met à l’écart du groupe : que ce soit à cause du « mécanique plaqué sur du vivant », à cause de ses manières d’être, de s’habiller, de parler, de penser, etc, peu importe, mais il y a quelque chose qui ne va pas et on compte sur le rire pour le corriger. C’est que le livre porte un nom trompeur : loin d’essayer d’épuiser les significations du rire et les différents types de rire, Bergson se contente de parler du genre comique, que ce soit sur une scène ou dans la rue. Le rire de Bergson ne tient que lorsque quelqu’un se montre ridicule et fait rire. Mais c’est là ne parler que du rire le plus trivial, et, autant le dire tout de suite, ce n’est pas le rire dont Bataille était agité. C’est de l’expérience de ce rire plus profond, plus intime, qu’il va partir. Mais parlant d’un rire tout autre que celui dont nous parle Bergson, il va, étrangement, retomber sur le philosophe.

La souveraineté chez Bataille est assurément un nœud d’expériences et d’influences diverses, qu’il serait bien malheureux de réduire au seul et unique nom de Hegel.
L’opération souveraine peut d’ailleurs être traduite en concepts Bergsoniens et retrouvée dans son œuvre, comme nous le fait si bien remarquer J.F. Fourny dans son article « Bataille et Bergson ». Bataille revient souvent à cette idée d’un désir profond de l’homme d’en revenir à une continuité entre les êtres, perdue pour lui, mais qu’il s’efforce de reproduire par des détours : ne pouvant plus vivre comme les êtres unicellulaires dont nous sommes issus, nous ne retrouvons que par moments cette unité essentielle et primitive, à travers l’érotisme, la violence aveugle, le sacrifice, le rire, les larmes, la mort et, d’une manière générale, toute opération qui dissout en nous la précellence d’un moi en tout conforme aux besoins et attentes de la société, laissant éclater au grand jour un moi « souterrain » autant que souverain. Cette opération souveraine présuppose une dualité en l’homme entre un moi utile et de surface, figé dans son devoir et ses automatismes, et un moi plus profond, libre, mais le plus souvent nié, enfoui, et tapi dans l’ombre comme une bête fauve et prête à surgir, et recoupe peu ou prou la critique du langage et ses insuffisances. Les mots sont en effet des outils, et ils ne renvoient qu’à ce qui est utile dans les choses qu’ils désignent : dans le concept de chaise, nulle référence à la matière ou à la forme, juste à l’utilité. Il en va ainsi pour tous les mots, et pourtant, les réalités sur lesquelles ils portent ne peuvent se résumer à cette utilité : même un banquier a un moi profond que n’exprime pas sa fonction. De plus, cette réalité est un tout continu et unifié parcouru de failles et de différences que pour notre esprit qui la considère et s’en trouve exclu. En l’homme aussi il y a cette impossible application des mots routiniers, l’homme étant une pure continuité d’états se fondant les uns dans les autres, sans limites fixes entre eux, et les mots font violence à cette intériorité en la figeant dans des mots qui, aussi vastes soient-ils, brisent cette continuité et ne gardent de nos différents états que leur moments saillants, évidents, évacuant toute subtilité : amour, douleur, joie, hilarité, envie, etc, ont-ils vraiment leur équivalent en nous ? Ces mots routiniers, un homme seul a le talent et l’audace de les pervertir pour leur faire dire le refoulé du langage : c’est l’artiste, l’écrivain, qui usant des mêmes mots que nous arrive à leur faire dire des choses plus profondes, à nous révéler ce qui se joue en nous. Mais là encore, ces mots prodigieux sont moins définitions qu’évocation, et ne peuvent rien nous apprendre, mais juste réveiller en nous une conscience plus claire de ce que nous avons vécu et traversé. En un mot : notre expérience. C’est ce but là que se donne Bataille avec l’essentiel de ses textes, L’expérience Intérieure en tête.
L’opération souveraine peut être rapprochée de l’acte libre, qui présupposent tous deux un moi utile soumis aux impératifs sociaux et un moi plus profond qui peut-être résumé à une continuité, à l’exception près que chez Bataille, cette continuité n’est elle-même qu’une discontinuité recherchant à refonder avec ses semblables une unité primitive et perdue, à travers cette communauté convulsive qu’est l’ensemble des rieurs ou le couple des amants. Ces couples continuité/discontinuité, utilité/souveraineté, fondent en partie la critique du langage, commune aux deux auteurs.
J.F. Fourny fait d’autres rapprochements entre les deux penseurs, moins convaincants, rapprochant la morale de Bergson, divisée en statique et en dynamique, à celle de Bataille, entre sommets et déclins, et à ses concepts d’homogène et d’hétérogène, qui ont bien plus sûrement leurs sources chez Nietzsche et la sociologie que chez Bergson. Je ne nie pas la possible analogie, mais un lien direct est certainement douteux et on ne peut postuler un bergsonisme de Bataille en se basant sur ces rapprochements. On ne peut que reconnaître une convergence de leur pensée sur certains points, reconnaître le rôle de point de départ qu’a joué Bergson, mais il serait hasardeux d’aller plus loin.




Sources


Georges Bataille : O.C. V (L’expérience Intérieure), O.C. VIII (Conférences), éditions Gallimard
Georges Bataille : Romans et Récits, Chronologie, éditions Pléiade.
Michel Surya : La Mort à l’œuvre, éditions Seghier

Jean-François Fourny : Bataille et Bergson, Revue d’Histoire Littéraire de la France, 91e année, n°4-5, p 704
Fred Dervin, « Bergson, précurseur des mobilités académiques contemporaines ? », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 6 | 2010. URL : http://framespa.revues.org/589
Rapport de M. Georges Bataille, élève de l’École de Chartes, au sujet de ses travaux pendant son séjour à la Maison de l’Institut de France à Londres, texte établi par Marina Galletti, Cahiers de littérature française III, Le texte cruel (dirigé par Franca Franchi), Juin 2006

- Maison de l'institut de France à Londres. À noter : lettre de candidature de Georges Bataille du 23 mai 1920 et rapport de Georges Bataille sur ses travaux, s. d. [1920].

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