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lundi 8 avril 2013

Le voyage en espagne

La mort de Granero

« Etant à Madrid pour faire de l’eau et non pour demeurer à Madrid, je commence à pressentir une Espagne pleine de violence et de somptuosité, ce qui est un fort agréable pressentiment. »
Georges Bataille, Choix de Lettres.





La Sortie de Thèse et la Mission Scientifique

Sorti second de l’école des Chartes en février 1922, il se vit offrir, comme cela est de coutume, un séjour en Espagne à l’école des hautes études hispaniques (aujourd’hui : casa de Vélasquez) en mission scientifique. Il consacra ce séjour à l’étude des manuscrits français du Moyen-âge conservés dans les bibliothèques espagnoles à la demande du directeur de l’école des Chartes, Maurice Prou. Il ne restera en Espagne que cinq mois, période trop courte prise entre sa soutenance de thèse (période du 30 janvier au 1er février 1922) et son admission à la Bibliothèque Nationale en tant que bibliothécaire-stagiaire le 10 Juin 1922, ce qui mit un terme à son séjour obligatoire qui aurait dû normalement durer huit mois.

Il y étudiera une trentaine de manuscrits français du Moyen-âge, dont quinze minutieusement dans la seule bibliothèque nationale de Madrid, y découvrant 6 manuscrits non encore signalés. Il s’est également rendu dans des bibliothèques à Tolède (bibliothèque du Chapitre) et à Séville (la Colombine). Les manuscrits qu’il y découvre sont pour l’essentiel connus, et il commettra de plus quelques impers dans ses recherches (il laissera cependant un très bon souvenir à l’école des hautes études hispaniques) qui lui ont peut-être coûté la place au département des manuscrits de la BNF.
Du point de vue de ses recherches, ce qui mérite de retenir l’attention et qui éclaire Bataille non comme chartiste ; il semble qu’il se soit montré travailleur, volontaire et efficace (ses erreurs sont aussi dues à des erreurs commises par ceux qui l’on précédés dans l’étude des manuscrits qu’il a recensés dans les diverses bibliothèques espagnoles), de la même tenue donc que lorsqu’il était sur les bancs de l’école, mais comme individu, sont le fait qu’il ait recopié un manuscrit de type religieux, un mystère, qu’il ait aidé dans l’étude d’une cathédrale et qu’il semble qu’il ait voulu, de son côté et pour la suite, étudier plus en avant la vie et l’œuvre de l’archevêque qui commandita la construction de la cathédrale en question.

Le manuscrit que recopie Bataille à Séville est un manuscrit provençal du XIIIe siècle : Aisso se apela VEspozalizi de nostra Dona Sancta Maria Verges e de josep, c’est un conte dialogué destiné à être joué sur les parvis d’églises. Il montre son intérêt, encore d’actualité alors, pour la religion, mais aussi sans doute, comme cela était le cas pour La Cantilène de Sainte Eulalie et Le Latin Mystique, pour les formes baroques du français moyenâgeux.

Il étudie aussi, pour le compte d’Elie Lambert, la cathédrale Tolédane, et ses recherches donneront lieu à deux chapitres dans le livre de ce dernier, sobrement intitulé Tolède, et dans lequel le jeune chartiste ne sera pas crédité. Georges Bataille effectuera, en compagnie du professeur agrégé des observations de terrain, mais surtout des recherches documentaires dans les bibliothèques, concernant la construction du bâtiment, dates, et livres de comptes. Cela l’amène à s’intéresser à l’archevêque Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque du XIIIe siècle, sur lequel alors il n’existe aucune étude complète. C’est peut-être pour ces recherches qu’il émettra dans ses lettres d’alors le souhait de se rendre au Maroc, à Rabat ou à Fez, l’archevêque y ayant envoyé des missions.

La Découverte de l’Espagne


Georges Bataille ne fera aucune mention de ces recherches, présentées ici trop succinctement, à son ami de l’époque Alfred Métraux, si bien que ce dernier considérera longtemps que cette mission à l’école des hautes études hispaniques était pour lui le prétexte à une découverte de l’Espagne, le prétexte à un voyage personnel qui seul aurait été important aux yeux de Bataille.
On sait qu’il n’en fut rien, les appréciations dont fait mention Jean-Pierre le Boulet le montrent bien. Même, au départ, le voyage de Bataille semble lui être à charge : 
« il est à présent absolument certain que je suis à Madrid, et non comme tu pourrais le penser ou dans l’enthousiasme ou dans la désolation, mais dans cet état mixte qui est caractérisé par le fait qu’il ne comporte ni enthousiasme, ni désolation. D’ailleurs, cet état est parfaitement désagréable, comme il est évident. Il provient de ce qu’à aucun moment de la journée je n’éprouve le plus minime plaisir à apercevoir le visage de quelqu’un. »
Et, à peine plus loin dans la même lettre :
« on ne pleure jamais faute de rire et toutefois on souffre. »

Il semble donc que dans un premier temps, Bataille se soit senti seul, sans joie, entouré d’inconnus, sans amis, sans pouvoir se projeter le moins du monde dans ceux qui l’entourent, sans toutefois que cette solitude soit plus qu’un simple ressenti. Replié sur lui, sans doute indifférent au pays dans lequel il se trouve, il commence à écrire un roman, un peu dans le style de Proust, style qui s’impose à lui, et s’invente des méthodes de rêve, pour se plonger scientifiquement dans diverses rêvasseries, et ce dans toutes les situations possibles, surtout, donc, les moins propices à la rêverie. Michel Surya a raison de mettre cette méthode (du moins celle dont Bataille fait part à sa cousine et confidente), en parallèle avec les pratiques surréalistes et les exigences de Nietzsche, toutes inconnues encore de Bataille.

Cependant, Bataille s’ouvre peu à peu à l’Espagne, il le dit : il y est pour « faire de l’eau », c'est-à-dire, comme il le dira dans une autre lettre encore, à « accumuler des réserves » pour accomplir les projets qu’il envisage plus ou moins sérieusement (de tous les voyages évoqués, en orient ou au Maroc, il n’en fera aucun). Il n’y est en aucun cas pour y rester et faire carrière. Cela peut-être l’amène à adopter une attitude moins contrainte, plus libre, et à plus profiter de son séjour et des opportunités qui se présentent à lui. Ainsi, Bataille se rend sensible à « une Espagne pleine de violence et de somptuosité »,  violence et somptuosité qu’il décèle en chaque chose : le voyage en train entre Miranda et Valladolid est une « marche héroïque », une danseuse qu’il va voir plusieurs soirs est une « panthère » (animal somptueux et violent) dont le corps est « nerveux et violent », l’épée et la robe de Boabdil vues dans un musée prennent vie devant ses yeux, et les expressions qu’il emploie en abondance restent dans ce champ lexical : « fracassent ; prestigieuses ; mille et une nuits ; riches de violence et de luxe ; bigarrures entièrement fulgurantes », les paysages quant à eux sont « chaotique », « déchiquetées » et les sons de cloches de l’Escurial aussi, et le soleil surtout, qu’il compare à une « monstrance de style baroque ».
Mais cette aura de somptuosité et de violence qu’ont toutes les choses et tous les lieux, tous les êtres aussi, ne se contentent pas de s’offrir en spectacle à un observateur indifférent. Elles lui communiquent au contraire leur nature. Ainsi la danseuse semble propre à « mettre le feu dans un lit » de manière « ravageante », de communiquer sa transe, l’épée et la robe amènent « à se briser soi-même » par leurs « bigarrures entièrement fulgurantes ». Même le son violent des cloches de l’Escurial excite et véhicule de fortes passions : « on se sent ivre et, avec une âpre inquiétude, bizarrement exalté », bien que l’Escurial lui-même, un monastère là encore, soit froid au milieu de toute cette extravagance. Ce « considérable tombeau » vient tempérer l’effet de ces sons de cloches intempestifs et violents, qui retombant sur la massive construction, « exhalent » une « simple et cléricale grandeur ». Pour s’en défaire, replonger dans cette Espagne de dérèglement entrevu, il offre là aussi des méthodes, méthode de rêve, sans doute, qui ouvre à une image saisissante : pour « vaincre les impressions brutales de ce lieu », on peut respirer « le parfum de certaines lavandes fort épicées », parfum si acide du reste, qu’on peut imaginer le sentant « que toute chose y a le caractère accusé d’une tenaille d’inquisition » et le corps y « réagit sans cesse aussi violemment que contracté par les pinces d’une véritable tenaille. »

Ce passage de la lettre met en évidence les contradictions dans lesquelles vit Bataille en Espagne, et dont il se délecte : « je rêve de passer ma vie en de semblables contradictions renouvelées à l’infini », contradictions entre une volonté d’agitation, de vibrer au diapason de cette Espagne exubérante, de se laisser gagner par cette violence, et une volonté de repos, de solennité, de religieux, en un mot, contradiction entre une soif de vie et une soif de Dieu.

Riche en émotions, son séjour semble aussi être riche en expériences et en lieux visités. Les informations quant à la « géographie » de ce séjour sont moins abondantes et moins précises. Madrid, cela est une évidence, et ses abords. Miranda et Valladolid, ce que l’on sait aussi par ses lettres, encore qu’on ne sache pas ce qu’il y fit. Pour ses recherches, il alla aussi à Tolède, pour observer la cathédrale, et il se rendit aussi à Séville, pour les mêmes raisons, ville qu’il intégrera dans son Histoire de l’œil. On ne sait pas ce qu’il fit en dehors et à côté de ses recherches dans ces villes.
Les deux expériences surtout qui retiendront son attention, loin au-delà d’un simple pressentiment figuré par des rêveries, sont d’une part le concours de Cante Jondo auquel il assista dans la ville de Grenade, spectacle dont il fera abondamment part à Alfred Métraux à son retour, de manière si frappante que Métraux dira dans son article pour le numéro hommage de la revue Critique : « son enthousiasme était si vif, les images évoquées si belles, qu’après quarante années, je puis me persuader avoir participé moi-même à cette fête », et la mort de Granero, jeune torero le 17 mai 1922 dans les arènes de Madrid. Même si ces événements n’ont dû avoir pour lui qu’une importance décisive qu’après être passés dans le tamis de la réflexion, après un certain temps donc pendant lequel il les a mûri, car il ne semble pas qu’il en ait fait mention dans ses lettres de l’époque ; à moins bien sûr que ce silence marque une impossibilité ou un refus d’en parler.

C’est le 7 mai 1922 que Manuel Granero, jeune torero âgé d’à peine 20 ans, reconnu et célèbre déjà pour sa bravoure, se fait coincer contre la barrière par le taureau qu’il toréait qui lui éclate la boîte crânienne en lui enfonçant sa corne dans l’œil droit. Dans le numéro d’Actualité qu’il dirigera en 1945, Bataille avouera n’avoir rien vu de là où il était : « j’étais à l’opposée de la plazza et, de toute la scène, je n’ai connu les détails que dans les récits—ou les photographies—qu’on en publia. » Mais la mort s’était retrouvée là, en face de lui, et cette violence soudaine qui venait de rencontrer la somptuosité du spectacle de la tauromachie (costumes, danse), et qui venait également et brutalement d’y mettre fin eut le même effet sur lui que toutes ces choses qu’il découvrit en Espagne et dont il fit l’aveu dans ses lettres : l’effet d’un puissant excitant, qui stimule et qui angoisse en même temps, paradoxalement, et qui ruine tout ce qui peut être chrétien :
« jamais, dès lors, je n’allais aux courses de taureaux sans que l’angoisse me tendit les nerfs intensément. L’angoisse en aucune mesure n’atténuait le désir d’aller aux arènes. Elle l’exaspérait au contraire, composant avec une fébrile impatience. »
Cette contradiction nouvelle fut pour Bataille une révélation : « je commençais à comprendre alors que le malaise est souvent le secret des plaisirs les plus grands ».

L’autre événement est donc la découverte du Cante Jondo, qui signifie « chant profond » en andalou, et qui est un type de chant modulé et profond, archaïque ; il porte en effet la trace des arabes qui vivaient en Andalousie jusqu’au XVe siècle, rappelant les techniques vocales des muezzins. Il fut par la suite enrichi par l’arrivée des gitans dans la région de Grenade à la suite de la chute de Boabdil, qui, aux récits de passions qui constituaient déjà les textes de ce chant, apportèrent une sensibilité tragique profonde. Il fut par la suite édulcoré en subissant les influences du flamenco, avec lequel il allait être vite confondu et considéré comme une forme ancienne.
En 1922, afin de lutter contre cette dégénérescence effective du Cante Jondo véritable, Manuel de Falla, musicien dont l’enfance a été baignée par ce chant, qu’il a théorisé et structuré lors de son séjour à Paris grâce aux éclaircissements de Claude Debussy et d’un livre, l’acoustique nouvelle, installé à Grenade, décide de former un groupe pour défendre ce chant, écrivant divers textes à son propos, une pétition, et levant des fonds pour organiser un concours de Cante Hondo dans l’enceinte même de l’Alhambra. Garcia Lorca, le poète, ayant signé la pétition, participera activement  à cette entreprise. Le concours eut lieu les 13 et 14 juin 1922, soit peu de temps après sa nomination à la Bibliothèque Nationale en tant que bibliothécaire stagiaire, et donc certainement peu de temps avant son retour sur Paris. Il y a donc à parier que ce concours fut le dernier souvenir d’Espagne de Georges Bataille en 1922.


Sources
Michel Surya : la Mort à l’œuvre.
 Georges Bataille : Choix de Lettres. O.C. tomes I et XI 
André Masson : Nécrologie, Georges Bataille, BEC, 1964, tome 122 
Laffranque Marie : Eduardo Molina Fajardo, Manuel de Falla y el « cante jondo », Bulletin Hispanique, 1965, vol. 67, n° 3. 
Le Bouler Jean-Pierre : Sur le séjour en Espagne de Georges Bataille (1922) : quelques documents nouveaux, Bibliothèque de l'école des chartes. 1988, tome 146, livraison 1. pp. 179-190

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