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L'Ordre de Chevalerie, Etienne Barbazan |
« M.
Georges Bataille a rédigé aussi un bon mémoire, à la fois
philologique et historique, sur un conte en vers du XIIIe siècle,
bien connu et publié dès le XVIIIe siècle, l’Ordre
de chevalerie.
L'étude qu'il a consacrée aux sources historiques de ce poème a
été particulièrement remarquée, et si le classement des huit
manuscrits à l'aide desquels M. Bataille a établi le texte de ce
poème peut prêter encore à quelque incertitude, nous sommes en
droit d'attendre prochainement de lui une excellente édition de
l'Ordre
de chevalerie. ».
Bibliothèque
de l'école des chartes. 1922, tome 83. pp. 235-244
Sources
minces donc, qui n'autorisent aucune hypothèse.
Les recherches
Georges
Bataille a effectué un travail immense de recherche et de
compilation. Ce n'est pas moins de 8 manuscrits qu'il a étudiés,
copiés et classés afin d'offrir une version, la plus définitive
possible, du Poème de Hue de Tabarie, L'Ordre
de Chevalerie.
Le principal manuscrit duquel il est parti et à partir duquel il a
établi le texte est le manuscrit français 25462 de la Bibliothèque
Nationale. Outre celui-ci, il a étudié également deux manuscrits
incomplets en Angleterre, à partir de manuscrits consultés au
British Museum.
En
1920, de septembre à octobre, Georges Bataille se rend en effet à
Londres pour étudier les manuscrits présents au British Museum
susceptibles de lui servir pour sa thèse. Il réside à cette
occasion à la Maison
de l'Institut de France
à Londres, édifice offert en 1919 par Edmond de Rothschild à
l'Institut de France afin de faciliter les échanges et la recherche
entre la France et l'Angleterre. Ce sera à cette occasion qu'il
rencontrera Bergson et découvrira le « problème du rire ».
Ce séjour sera aussi pour lui l'occasion de collecter d'autres
textes à partir de manuscrits : La
Chanson de Guillaume, Le Dit de l'Unicorne, le Roman des romans ainsi
qu'un poème moral et une prière au Christ.
L'un
des manuscrits étudiés mérite qu'on produise ce que Bataille en
dit dans son Rapport :
« Le ms. Harl. 4333, composé dans l'Est de la France, contient ce poème incomplet de la fin de la main d'un copiste qui a écrit plusieurs fragments de ce recueil. J'ai étudié la composition de ce ms. Tout entier. Il a dû appartenir à une communauté où plusieurs scribes y copièrent à l'occasion des contes moraux. Ces contes sont de ceux qui servaient d'exemple dans les sermons »
constatation qui provoque l'étonnement de Bataille, qui se demande
alors quel est le rapport entre « la composition d'un tel
recueil » et la prédication.
La
position de
thèse ni ce rapport ne nous permettent de déterminer quelles ont
été les 5 autres sources.
Le contenu de la thèse
La
thèse porte sur un poème du XIIIe Siècle déjà bien connu. On en
trouve de nombreuses versions, il « a été copié trois fois
par des érudits au XVIIe siècle et édité deux fois au XVIIIe
siècle », dont une en 1759 par Étienne Barbazan. Il avait de
plus fait l'objet d'une publication récente en anglais : Roy
Temple House, de l'université d'Oklahoma, en avait fait une édition
en 1919 avec présentation, notes et bibliographie. La Thèse de
Georges Bataille est en quelque sorte une réponse à cette dernière
publication, qui ne lui paraît pas maniable.
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sommaire de l'édition de R.T. House |
M.R.T.
House dans son premier chapitre utilise toutes les sources pour
déterminer qui est le chevalier en question, de Hugues de Tabarie ou
de Homfroi de Toron. Il présente ensuite l'origine de la chevalerie,
la décrit brièvement et analyse dans un même chapitre les
différents symboles présents dans le poème, qui apparaît être de
la main d'un ecclésiastique (aucune mention faite de l'amour des
femmes). Il revient ensuite sur l'origine, les influences notables
(Celle de Chrétien de Troyes et évidente), l'auteur, les
différentes versions et publications qui en ont été faites, qu'il
commente rapidement. Il offre enfin, avant le texte et les notes, une
liste des manuscrits et un grand ensemble de remarques sur la langue,
origine géographique des mots, remarques grammaticales, précisions
sur la prononciation.
Georges
Bataille affirme œuvrer à partir de « principes différents ».
Cela fait référence, sans doute, à la méthodologie suivie pour
établir le texte, mais peut-être aussi, pour autant qu'on puisse en
juger à partir de la position,
à la manière de structurer la présentation. Dans un premier
chapitre, qui semble être une présentation générale, il donne un
résumé du texte et les principales informations nécessaires à le
situer et à le comprendre. le texte est un poème en octosyllabes,
dont les vers riment deux à deux, sans grand style ou inventivité,
écrit au XIIIe siècle (« aux environs de 1245 ») par un
ecclésiastique de langue picarde (« peut-être de la partie
sud de la région picarde »).
Dans
un second chapitre, il recense les 4 versions du récit de
l'adoubement de Saladin, qu'il compare les unes aux autres.
L'Itinirarium
Ricardi de
Richard de la Sainte-Trinité et la Chronique
d'Ernould selon
lesquels Saladin aurait été adoubé devant Alexandrie par Honfroy
III du Toron en 1167 d'un côté, de l'autre l'Ordre
de Chevalerie et
une anecdote présente dans Chronique
de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, par
Geoffroy de Courlon, deux textes plus tardifs et similaires entre
eux.
Le
troisième consiste en une description du texte et de la symbolique
du vêtement, qui trouve son origine dans l’Épître aux Éphésiens
de Saint Paul, VI, 11-17 :
« revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme devant les ruses du diable. Car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. C'est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le mauvais jour, et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture ; revêtez la cuirasse de la justice ; mettez à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix ; prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin ; prenez aussi la casque du salut, et l'épée de l'Esprit, qui est la parole de Dieu. »
Texte abondamment commenté, qui a servi de base à
nombre de poèmes édifiants et de sermons, dont un sermon du XIIIe
siècle sur Saint Martin attribué à Guiard de Laon, « à peu
près identique à l'Ordre
de Chevalerie ».
Ce thème est de toute évidence un texte de prédication, destiné à
être récité et à inciter aux vertus chrétiennes, et l'histoire
qui l'exemplifie doit être tiré d'un livre de sermons. Il revient
ainsi dans ce chapitre sur les origines du poème, pour en démontrer
le caractère classique et dévoiler les sources qui ont servies à
son auteur.
Le
quatrième chapitre concerne l'utilisation du texte, destiné à être
lu dans les églises, le cinquième l'idéal chevaleresque, entre
bravoure et piété, déjà défini dans les œuvres de Chrétien de
Troyes. Enfin, les deux derniers concernent la postérité de
l’œuvre, qui normalement ne devrait pas différer de beaucoup de
ce que House nous en dit dans son édition, ainsi que
« l'établissement
du texte »,
partie qui « prête encore à quelque incertitude » selon
le jury de l'épreuve.
Georges
Bataille a produit deux versions du texte, l'une en français,
l'autre en anglo-normand, suivies d'un glossaire et d'un index
bibliographique.
La société des anciens textes français
La
thèse de Georges Bataille lui a valu le second rang selon l'ordre du
mérite, derrière son ami Robert Brun. Son travail a également été
porté à l'attention du ministre de l'instruction publique. Il ne
faisait aucun doute alors que sa thèse était susceptible d'être
l'objet d'une publication.
C'est
Colette Renié, collègue à l'Ecole des Chartes, à l'Ecole Pratique
de Hautes Etudes, confidente et amie, qui conseilla à Bataille de
s'inscrire et de se tourner vers la Société des Anciens Textes
Français. Il en deviendra membre le 10 février 1922.
Elle
confie en effet à Jean-Pierre le Boulet :
« quant à la Société des Anciens Textes Français, c'est moi qui lui ai persuadé de s'y inscrire. A ce moment-là, j'étais très liée avec Henri Lemaître qui était secrétaire de la Société. J'ai dû arranger cela, espérant que la Société éditerait la thèse de Bataille. Mais à ce moment-là, la Société n'avait pas le sou et n'a pu envisager cette publication. »
Sa
thèse soumise à la publication le 25 avril 1925, reçut de la
commission de lecture un avis négatif le 13 novembre de la même
année :
« l'édition de l'Ordre de Chevalerie proposée par M. Bataille n'a pas paru, sous sa forme actuelle, pouvoir prendre place dans nos publications. L'avis de la commission de lecture (MM. Brunel, Jeanroy et Roques) est que le texte devra être complété par l'impression des versions en prose. »
Georges Bataille, à
cette époque pourtant aussi éloigné qu'il était de l'idéal
chevaleresque qu'il était, n'en décida pas moins, semble-t-il, de
poursuivre son travail et de joindre aux versions en vers les
versions en prose. C'est sans doute là le sens à donner au nouvel
emprunt que Bataille fait à la BNF de la Chevalerie
de
Léon Gautier, du 29 décembre 1926 au 16 mars 1927. Selon toute
vraisemblance, il abandonna définitivement ce projet après cela
laissant le texte se perdre.
Ce premier refus, lourdement vécu, sera suivi d'un second, concernant la
publication, un temps envisagée par Bataille, du Bérinus, texte sur
la chevalerie plus proche de son comportement d'alors. Ces deux
« échecs sinistres » conduiront, d'une part, Bataille à
quitter la Société des Anciens Textes Français, d'autre part, à
entamer une psychanalyse avec Adrien Borel.
L’ordre de Chevalerie
L’ordre
de chevalerie est un
conte anonyme en vers du XIIIe siècle présentant une anecdote
inspirée et puisée dans diverses traditions et textes antérieurs
relatant l’emprisonnement de chevaliers par Saladin, et
l’adoubement de ce dernier par un tel chevalier. Ce conte raconte
donc comment Saladin, par sa noblesse et son ascendant, obtint d’un
chevalier qu’il avait fait prisonnier, Hugues de Tabarie, de se
faire adouber. Celui-ci, réticent d’abord, finit par accepter.
C'est l’occasion de présenter la symbolique qui entoure la
cérémonie et le vêtement qu’endosse le chevalier, symbolique qui
place le chevalier au carrefour de la foi, de la piété, de la
religion, de la noblesse de cœur, du dévouement, de l’obligation
morale de défendre la vie partout où elle est menacée. Double
orientation et double sens de l’engagement que fait le chevalier
qui ne sont pas sans impressionner Saladin, admirateur des vertus
ainsi défendues.
On
a vu que l'origine en est un passage de L'Epitre aux Ephésiens,
source de nombreux commentaires, de nombreux sermons. Georges
Bataille l'a découvert en lisant l'essai que Léon Gautier a
consacré à la chevalerie. On a vu également qu'il rapproche ce
texte de nombreux autres.
Geoffroy
de Courlon, Chronique
de l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif de Sens :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k361427/f511.image.r=saladin
Roy
Temple House, l'Ordene
de
Chevalerie :http://archive.org/stream/lordenedechevale00hous#page/n5/mode/2up
Etienne
Barbazan, l'Ordene
de Chevalerie :
http://books.google.fr/books?hl=fr&id=jmVJAAAAMAAJ&dq=l%27ordene+de+chevalerie&jtp=111#v=onepage&q&f=false
Georges Bataille et la Chevalerie
Il
peut paraître étrange, surprenant, presque incongru que Bataille
choisisse comme sujet de thèse un texte qui, de son propre aveu, ne
présente que très peu d’intérêt : « le poème, sans
valeur littéraire, sans originalité, n’a d’autre intérêt que
d’être un document ancien et curieux sur les idées chevaleresques
et sur les rites de l’adoubement. »
Mais
cette incongruité apparente n’apparaît que lorsqu’on essaye de
mettre en rapport ce sujet de thèse avec l’ensemble de l’œuvre
ultérieure et de ses thèmes les plus spectaculaires. Ceux que l’on
connaît plus volontiers et en premier lieu. Eu égard à cette
œuvre, cette thèse fait figure de simple friandise sujette à
toutes les spéculations, vu que le texte ne nous est pas connu. Mais
de Bataille, du Bataille tel qu'on se l'imagine, elle ne nous dirait
rien.
C’est
oublier que ne possédant pas le texte de sa thèse, il est
impossible d’en juger, dans un sens comme de l’autre, et oublier
surtout que vers la fin de sa vie, il travailla sur le Procès de
Gilles de Rais, en offrant une longue et précise introduction,
revenant aux thèmes médiévaux qui occupaient sa jeunesse, montrant
ainsi, que malgré la diversité des sujets, des époques et des
disciplines qu’il a traversés, son œuvre connaît une véritable
cohérence et une unité profonde dans laquelle il convient d’inclure
les deux textes de sa jeunesse : Notre-Dame
de Rheims et le peu que
l’on peut savoir, ou présager, du contenu de cette thèse.
A
cette époque, Georges Bataille est épris de Moyen-âge, comme nous
l’apprend André Masson, son condisciple, épris surtout des vertus
chevaleresques, qui lui servent de modèle : « Il avait
préparé le concours d'entrée dans l'état d'esprit du chevalier la
veille de 1' ‘’adoubement’’ » nous dit-il dans sa
nécrologie. Ce qui laisse à penser que cet intérêt ne décrut pas
pendant ses trois années à l’école des Chartes, puisque ce goût
pour la chevalerie aboutit à la production d’un travail
semble-t-il remarquable. Bien plus, cet intérêt est antérieur à
l’entrée à l’école des Chartes : Notre-Dame
de Rheims en est la
preuve, par les premiers paragraphes qui le composent et le titre.
Les lettres datant de 1918 à Jean-Gabriel manifestent également cet
attrait pour les vertus chevaleresques, magnifiées, idéalisées,
mises en balance avec cette désolation déplorable qu’était la
grande guerre, cette boucherie à ciel ouvert. Son poème en vers
libres sur Jérusalem exprimait aussi ces goûts et ces idées. On le
sait, c’est ce goût pour le Moyen-âge, découvert dans l’ouvrage
La Chevalerie
de Léon Gautier, qui l’amena à préparer le concours d’entrée.
C’est ce même goût qui décida Bataille pour son choix de thèse,
choix qui est loin d’être si anecdotique puisque l’on voit
aisément que ce Moyen-âge, ces valeurs, cette chevalerie, sont pour
lui des outils de critiques de son époque et de la guerre, et le
moyen déjà de donner en exemple et en modèle un des thèmes
centraux de sa pensée : l’existence souveraine et la dépense
somptuaire, exprimées ici par les guerres nobles et les croisades :
« autrefois les hommes de la guerre vivaient de gloire et de pillage, leurs campagnes étaient pour eux le véritable champ d’exubérance de leur vie. Ô bon vieux temps ! »
(lettre du 14 mars 1918)
thèmes qui trouveront à s’exprimer
parfaitement dans la figure de Gilles de Rais, dernier représentant
de cette race de guerriers dont l’existence est toute entière
présidée par cette souveraineté à laquelle rêvait déjà
Bataille en 1918.
Gilles
de Rais occupera ainsi Bataille par deux fois, bien après qu'il ait
abandonné l'idée de publier sa thèse. D'abord, au travers d'une
conférence donnée dans les années 50, puis de la publication plus
tardive du Procès de
Gilles de Rais en
1959. L'oeuvre de Bataille, entre ces deux extrêmes, et émaillées
de références à la chevalerie, que ce soit dans les essais
(Histoire de
l'érotisme),
dans des articles (la
littérature française du Moyen-Âge, la morale chevaleresque et la
passion)
ou dans des récits (Ma
Mère).
Sources
Michel
Surya : la
Mort
à l’œuvre.
Choix de Lettres
Georges Bataille : O.C. tomes I et XII.
Francis Marmande : Le Pur Bonheur, Georges Bataille.
Bibliothèque de l'école des chartes. 1922, tome 83.
Jean-Pierre Le Bouler : Revue d'Histoire littéraire de la France 91e Année, No. 4/5, Jul. - Oct., 1991
André Masson : Georges Bataille. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1964, tome 122. pp. 380-383.
Marina Gallietti : RAPPORT DE M. GEORGES BATAILLE, élève à l'Ecole des Chartes, au sujet de ses travaux pendant son séjour à la MAISON DE L'INSTITUTDE FRANCE à LONDRES
Georges Bataille : O.C. tomes I et XII.
Francis Marmande : Le Pur Bonheur, Georges Bataille.
Bibliothèque de l'école des chartes. 1922, tome 83.
Jean-Pierre Le Bouler : Revue d'Histoire littéraire de la France 91e Année, No. 4/5, Jul. - Oct., 1991
André Masson : Georges Bataille. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1964, tome 122. pp. 380-383.
Marina Gallietti : RAPPORT DE M. GEORGES BATAILLE, élève à l'Ecole des Chartes, au sujet de ses travaux pendant son séjour à la MAISON DE L'INSTITUTDE FRANCE à LONDRES
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