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lundi 8 avril 2013

L'agitation

« Résolu à voyager, commence des études de russe, de chinois et même de tibétain, qu’il abandonne vite. Traduit du russe, en collaboration, un livre de Léon Chestov (1924). »
Notice autobiographique, OC VII, pp 459-460




Très tôt dans la vie de Bataille l’aspiration au voyage se fit sentir. Ce désir trouva en partie satisfaction, même s’il faut le dire, il ne chercha jamais réellement à étancher cette soif et resta surtout un individu sédentaire. Toutefois cette agitation et ce désir ne peuvent qu’étonner, Georges Bataille étant surtout connu pour avoir été la proie d’une agitation morale et non physique. C’est en 1920 qu’il commence à caresser l’idée de voyager, qu’il rêve plus qu’il n’entreprend, et les lettres de 1922, datant de son séjour en Espagne, expriment encore cette envie. Par la suite, il semble qu’il l’ait abandonnée. Cependant, il continuera à porter un intérêt extrême à certains pays donnés avant comme destinations possibles et à s’essayer à l’apprentissage des langues.



L’agitation des années 20

Nous ne disposons que de très peu de sources concernant cette aspiration au voyage. La première date de l’époque à laquelle elle s’est manifestée ; ce sont les lettres à sa cousine datées de 1922. La seconde source est bien postérieure à cette époque ; c’est la notice autobiographique du Tome VI, qui semble dater de 1958. Entre ces deux pôles, quelques documents à peine montrent la survivance de ce désir, parfois sa réalisation : de rares documents officiels, la liste des emprunts de livres de Bataille établie par Jean-Pierre Le Bouler, et les souvenirs de voyages qui émaillent les écrits de Georges Bataille.
Comme pour tous les autres chapitres des jeunes années de l’auteur, nous ne pouvons que mettre en avant la grande part d’obscurité qui s’y lie. Cela n’est pas bien grave tant cette agitation apparaît comme une lubie passagère qui ne semble pas avoir tant prêté à conséquences ; si elle s’est poursuivie par la suite, ce ne fut que sous une forme intellectualisée et sédentaire, loin de ce qu’elle se voulait être : la lecture.

Dans une lettre de 1922, alors qu’il séjournait en Espagne, Bataille écrit à sa cousine : « Je suis seulement obligé de rappeler qu’en particulier le 23 août 1920 j’étais, on ne peut plus, préoccupé d’aller en Orient, qu’à cette époque le goût des voyages était si déterminé en moi que je sollicitais un mois plus tard un poste de professeur en Amérique. »

Et dans une autre : « La seule chose qui soit sérieuse dans notre bonne petite existence est de s’agiter, je serai personnellement heureux lorsque j’aurais porté cette agitation un peu loin. Le Thibet me semble en être le terme convenable à cause de la difficulté, du froid, de l’altitude et de la polyandrie. Apprends en effet que les belles thibétaines ont à la fois plusieurs époux. Quelle ne serait pas la gloire du voyageur qui, allant vivre dans cet agréable pays, en rapporterait des habitudes aussi courtoises.
J’espère seulement pour cette année aller au Maroc, peut-être à Fez, au moins à Rabat. »


Ces deux lettres, claires en apparence, regorgent de mystères qui ne trouveront sans doute jamais de réponse. Mais nous ne sommes pas condamnés à former des hypothèses hasardeuses à leur sujet ; à défaut de certitudes, au moins pouvons-nous avoir de fortes convictions quant à l’origine de cette envie et quant aux destinations annoncées.
Il se peut fort bien que ce soit Colette Renié qui ait éveillé en lui le goût des voyages et en particulier de l’orient. Colette Renié en effet est présenté par Bataille comme « la Béatrice des choses de la terre, des voyages à travers de très véridiques pays », « l’initiatrice de notre nouvelle exaltation ». Colette Renié, née le 18 Août 1896, entrée à l’Ecole des Chartes en 1917 a obtenu son diplôme d’archiviste-paléographe en 1921, un an avant que Georges Bataille n’obtienne le sien. De plus, elle commença dès 1918 à travailler à la Bibliothèque des Langues Orientales, qui, faute de main d’œuvre à l’époque, employait comme stagiaires des étudiants de l’Ecole des Chartes. Elle y sera titularisée le premier novembre 1923 et y fera toute sa carrière. En 1920, et en 1922, elle vivait donc entourée de cette culture extrême-orientale qui la passionnait. Elle semble donc, de l’entourage de Bataille à cette époque, la plus à même de lui avoir parlé de cette contrée lointaine qu’est le Tibet, des mœurs qui y ont lieu et de lui avoir donné le goût de l’orient, peut être aussi des voyages. Mais si tel est le cas, force est de constater que l’effet dépassa bien vite la cause et que si Bataille continua à s’intéresser à l’orient, ce ne fut plus en raison de son amie. Il faut donc se garder de surinterpréter le rôle qu’elle a pu jouer : il faut néanmoins l’évoquer.

Il est à noter aussi que dans la lettre le Tibet n’est pas donné sérieusement comme une destination possible, mais qu’il est l’occasion d’une plaisanterie et d’une provocation. Bien plus sérieuse est l’idée d’un voyage à Rabat ou à Fez. Là aussi ces noms ne tombent pas par hasard sous sa plume et il est possible d’apporter des éclaircissements utiles à ce propos, éclaircissements qui ont l’avantage cette fois de s’appuyer sur des documents datant de 1922.
Georges Bataille, en 1922, sorti second de l’Ecole des Chartes, se trouve en Espagne et effectue des recherches à la Maison des Hautes Etudes Hispaniques. Il s’était consacré, à la demande d’un de ses professeurs, à la recherche de manuscrits français du Moyen-âge présents dans les bibliothèques espagnoles : bibliothèque nationale de Madrid, bibliothèque privée du comte Heredia de Spinola, Colombine de Séville et bibliothèque du chapitre, à Tolède. C’est dans cette dernière qu’il découvre des documents inédits sur la construction de la cathédrale de Tolède, découverte à la suite de laquelle il sera amené à étudier sur place l’architecture du bâtiment et à aider dans ses recherches et son travail un professeur, Elie Lambert, qui travaillait à l’époque à un livre sur Tolède publié en 1925. Effectuant des recherches sur la construction de cette cathédrale, il va s’intéresser vivement à son commanditaire, l’archevêque Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque du XIIIe siècle. Ses recherches en Espagne l’amènent donc, à la suite d’un « itinéraire », des manuscrits français des bibliothèques madrilènes à l’œuvre de Rodrigo Jiménez de Rada, « connu pour avoir envoyé des missions au Maroc ».

C’est donc probablement pour approfondir ses recherches, et non pour le simple plaisir de voyager, que Bataille évoque la possibilité d’un voyage à Fez ou à Rabat. Une lettre légèrement plus tardive, adressée à Colette Renié, fait état de ses démarches pour effectuer ce voyage : « Je veux encore vous demander s’il vous est possible d’écrire à M. Georges Foucart [alors directeur de l’Institut Français d’études Orientales au Caire]. Voici pour quoi. Vous vous rappelez peut-être que M. Deschamps m’avait parlé d’une situation possible au Caire. En fait il se trouve qu’il n’y a rien d’autre possible que l’Institut du Caire, ce qui ne me tente pas beaucoup », et pour cause, puisque cela l’éloignerait par trop de ce qui le pousse à s’intéresser alors à cette partie du globe. Il ne fera pas aboutir cette démarche et entrera, comme on le sait, à la Bibliothèque Nationale. Il est important de remarquer cependant que s’il effectua de réelles démarches pour voyager, ces démarches alors sont fonction de ses recherches, mais aussi de l’expression de sa foi et de son intérêt encore vivace pour ce qui a trait à la religion.



L’étude des langues et la lecture des livres


Si l’on veut trouver les restes de l’exotisme de ses jeunes années, il faut se rapporter à la liste de ses emprunts et à son apprentissage des langues russe et chinoise. En 1923, pourtant, il semble qu’il ait été « résolu à voyager », c’est cette résolution qui le pousse à entreprendre « des études de russe, de chinois et même de tibétain » à l’école des langues orientales, études qu’il ne poussera pourtant pas très loin (assez cependant pour aider à la traduction du livre de Léon Chestov, rencontré à l’occasion de ces études, L’idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche). Ces études semblent n’avoir donné aucune suite. La liste de ses emprunts à la bibliothèque nationale permet cependant de noter que cet intérêt pour ces pays et ces cultures éloignées se prolonge bien après le début des années 20, sans qu’il soit encore permis de penser que ces lectures sont fonction d’un désir de voyager.

Le chinois

Les années 1923-1924 abondent en emprunts concernant la Chine et l’apprentissage du chinois. Ainsi les emprunts de livres de méthodes de chinois :
_4 février 1923 : Vissière, A.-J.-A. Premières leçons de chinois. 2e éd.- Leide, E.J. Brill, 1914-8°X. 15563, qu’il monopolise presque toute l’année (il ne le rendra que le 13 novembre) et qu’il réempruntera à trois reprises : le 20 mars 1924, le 25 avril 1924 pour une durée d’environ cinq mois et enfin le 10 octobre 1924, emprunt de sept jours à peine.
L’étude prolongée de cette méthode se couple de la consultation de deux méthodes en anglais : The Chinese language and how to learn it…, de W. Hillier, empruntée le 20 février 1924 pour une durée indéterminée et le 13 juin 1924 pour une durée d’environ trois mois ; et The student’s four thousand (characters) … de W.E. Soothill qu’il emprunte du 27 mai au premier septembre 1924 et du 10 octobre 1924 au 6 juillet 1925.

Cet apprentissage de la langue se couple très tôt d’un intérêt porté à l’histoire et à la culture du pays : les emprunts de L’art chinois, de Bushell de février à juin 1923, réemprunté par la suite à deux autres occasions, des Mémoires historiques de sseu-ma Ts’ien en avril 1923, La Chine de H. Cordier, intérêt qui ira déclinant au fil du temps, mais marqué encore par quelques emprunts au cours des années trente.

Le russe

On remarque tout de suite en lisant la liste des emprunts à la Bibliothèque Nationale que les emprunts concernant cette langue et ce pays sont moins nombreux. Cela ne permet cependant pas d’affirmer qu’il s’y intéressa moins : il passa en effet beaucoup de temps avec Léon Chestov au début des années 20 et il passa peut-être par lui pour apprendre cette langue ou s’intéresser à la culture du pays.
Par deux fois il emprunte longuement Le maître populaire ou le russe sans maître de X. Bouge, du 5 mai au premier septembre 1924 et du 10 octobre 1924 au 17 juillet 1925, aux mêmes périodes donc que ses emprunts concernant le chinois. A cela s’ajoute l’emprunt d’un dictionnaire français-russe pour une durée très brève fin mai 1925. La Russie réapparaîtra dans la liste de ses emprunts en mai 1932, mais ce qui l’intéressera alors, c’est la situation du communisme en URSS, plus tellement la civilisation et plus du tout l’apprentissage de la langue et ces nouvelles lectures prennent place dans ses recherches sur le communisme et non dans ses rêves de voyages.


Mexique, Inde, Tibet, Egypte.

Ses travaux de recherches l’amèneront aussi à s’intéresser à d’autres pays orientaux, notamment en ce qui concerne les arts, les rites et l’organisation religieuse, les divinités et les méthodes de méditation. Ces emprunts sont souvent des lectures préparatoires en vue d’articles ou de conférences.
Ainsi les emprunts qui courent du 14 mars au 13 avril 1928, concernant tous le Mexique, sa conquête, les études archéologiques, les croyances religieuses des anciens peuples, qui sont toutes des lectures préparatoires pour son article L’Amérique disparue.

Le premier avril 1932, il emprunte trois livres sur le Tibet, qu’il réempruntera en 1937 avec quelques nouvelles lectures

Tout le second semestre 1932 semble être presque uniquement consacré à des recherches sur les civilisations, l’histoire et l’art de l’Inde, de la Chine et du Moyen-orient avec pas moins de 19 emprunts différents, qui se verront complétées en 1930 et dans les années 40 avec quelques autres lectures.

Plusieurs lectures concernant l’art et l’histoire de l’Egypte en mars 1934, dont un en particulier sur les obélisques : A short history of the Egyptian obelisks, de W.R. Cooper.

A part pour ce qui est de ses recherches sur le Mexique, qui aboutissent très vite à une publication, ses autres lectures, si elles sont professionnelles, ont servi de base à des travaux dont la gestation s’est révélée bien plus longue, ou dans lesquels les lectures n’apparaissent pas de manière évidente. L’ensemble de ces lectures, de leur place dans les travaux de Bataille fera l’objet d’un dossier complet. Il n’y est fait mention ici, en passant, pour montrer de quelle manière cet attrait pour l’orient s’est continué sous d’autres formes chez lui, essentiellement littéraires ; jamais il ne partit vers ces destinations éloignées.



Les voyages de Georges Bataille



Des voyages qu’effectua réellement Bataille une chose est frappante compte tenu de ce qui vient d’être vu : ses destinations sont loin d’être exotiques (aucun voyage comparable à ceux qu’effectuent, à la même période, Artaud ou Leiris, ou qu’ont pu accomplir ses anciens condisciples de l’Ecole des Chartes, Colette Renié et André Masson), elles sont loin en tout cas des destinations qu’il se donnait en rêve lorsqu’il écrivait à sa cousine, loin de l’Amérique qu’il chercha à rejoindre (sans doute saisissant mollement une occasion s’étant présentée alors), loin aussi de l’Egypte de l’art copte qui s’offrait à lui sans le tenter : ses voyages ne le menèrent que dans quelques pays d’Europe et jamais il ne sortit du continent.
L’Angleterre, où il observa un couple de babouins forniquer, l’Espagne des bordels madrilènes et des corridas, l’Italie fasciste et les versants désolés de l’Etna, l’Allemagne nazie et l’Autriche encore tremblante sous le coup des assassinats, voilà les pays qu’il eut l’occasion de visiter entre 1927 (second séjour en Angleterre) et 1949 (dernier séjour en Angleterre).

Une seconde chose est à noter : alors que ses premiers voyages sont liés à ses études et aux premiers balbutiements de sa carrière, les voyages ici considérés répondent, au moins pour l’essentiel, à des exigences personnelles : retrait et littérature quand il se rend à Tossa de Mar chez son ami André Masson, fuites amoureuses avec ses maîtresses, Laure d’une part, par deux fois, Edith de l’autre.

L’Angleterre :
Il se rendit à Londres en juillet 1927. C’est à cette occasion qu’il vit la saillie de singes au zoo et qu’il forma l’image de l’œil pinéal, centrale dans l’Anus Solaire, Sacrifices et le Dossier de l’œil pinéal, image qui sera la première pierre à l’édifice que sera La Part Maudite.

Il s’y rendit aussi fin juin, début février 1949, pour aller à Cambridge.

L’Espagne :
Par deux fois il se rendit à Tossa de Mar, chez son ami André Masson. La première fois, du 8 au 30 mai 1935, séjour au cours duquel il se rendit aussi à Barcelone. Puis en avril 1936, séjour qu’il semble avoir consacré à l’écriture.

L’Italie :
Du 4/5 juillet au 6 Août 1934, plutôt que de rejoindre sa fille, il part sur les routes pour suivre Laure, sa maîtresse, en Autriche (Innsbruck) et dans le Nord de l’Italie. Il parlera un peu de ce voyage à Trente dans son Sur Nietzsche. Il voyagera de nouveau en Italie avec Laure pendant l’été 1937, jusqu’au 20 septembre, voyage qui le mènera à Florence et en Sicile.

L’Allemagne :
Avec Edith, une de ses maîtresses, il se rendra à partir du premier novembre 1934 en Allemagne, à Trèves et à Coblence, d’où elle partira pour Heidelberg, toutes villes nommées à la fin du Bleu du Ciel.



Sources



Georges Bataille : Œuvres Complètes Tomes VII, VIII, XII, éditions Gallimard
Michel Surya : La mort à l’œuvre, édition Seguier.
Michel Surya : Choix de lettres, éditions Gallimard
Esperou, Maud : Colette Meuvret (1896-1990) : la dame de la rue de Lille. En mémoire, Bulletin d'informations de l'ABF, n°150, 1991, p.103-105. (http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/revues/afficher-42492)

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