« Résolu à voyager, commence des études de russe, de chinois et même de tibétain, qu’il abandonne vite. Traduit du russe, en collaboration, un livre de Léon Chestov (1924). »
Notice autobiographique,
OC VII, pp 459-460
Très tôt dans la vie de
Bataille l’aspiration au voyage se fit sentir. Ce désir trouva en
partie satisfaction, même s’il faut le dire, il ne chercha jamais
réellement à étancher cette soif et resta surtout un individu
sédentaire. Toutefois cette agitation et ce désir ne peuvent
qu’étonner, Georges Bataille étant surtout connu pour avoir été
la proie d’une agitation morale et non physique. C’est en 1920
qu’il commence à caresser l’idée de voyager, qu’il rêve plus
qu’il n’entreprend, et les lettres de 1922, datant de son séjour
en Espagne, expriment encore cette envie. Par la suite, il semble
qu’il l’ait abandonnée. Cependant, il continuera à porter un
intérêt extrême à certains pays donnés avant comme destinations
possibles et à s’essayer à l’apprentissage des langues.
L’agitation des années
20
Nous ne disposons que de
très peu de sources concernant cette aspiration au voyage. La
première date de l’époque à laquelle elle s’est manifestée ;
ce sont les lettres à sa cousine datées de 1922. La seconde source
est bien postérieure à cette époque ; c’est la notice
autobiographique du Tome VI, qui semble dater de 1958. Entre ces deux
pôles, quelques documents à peine montrent la survivance de ce
désir, parfois sa réalisation : de rares documents officiels,
la liste des emprunts de livres de Bataille établie par Jean-Pierre
Le Bouler, et les souvenirs de voyages qui émaillent les écrits de
Georges Bataille.
Comme pour tous les
autres chapitres des jeunes années de l’auteur, nous ne pouvons
que mettre en avant la grande part d’obscurité qui s’y lie. Cela
n’est pas bien grave tant cette agitation apparaît comme une lubie
passagère qui ne semble pas avoir tant prêté à conséquences ;
si elle s’est poursuivie par la suite, ce ne fut que sous une forme
intellectualisée et sédentaire, loin de ce qu’elle se voulait
être : la lecture.
Dans une lettre de 1922,
alors qu’il séjournait en Espagne, Bataille écrit à sa cousine :
« Je suis seulement obligé de rappeler
qu’en particulier le 23 août 1920 j’étais, on ne peut plus,
préoccupé d’aller en Orient, qu’à cette époque le goût des
voyages était si déterminé en moi que je sollicitais un mois plus
tard un poste de professeur en Amérique. »
Et dans une autre :
« La seule chose qui soit sérieuse dans
notre bonne petite existence est de s’agiter, je serai
personnellement heureux lorsque j’aurais porté cette agitation un
peu loin. Le Thibet me semble en être le terme convenable à cause
de la difficulté, du froid, de l’altitude et de la polyandrie.
Apprends en effet que les belles thibétaines ont à la fois
plusieurs époux. Quelle ne serait pas la gloire du voyageur qui,
allant vivre dans cet agréable pays, en rapporterait des habitudes
aussi courtoises.
J’espère
seulement pour cette année aller au Maroc, peut-être à Fez, au
moins à Rabat. »
Ces deux lettres, claires
en apparence, regorgent de mystères qui ne trouveront sans doute
jamais de réponse. Mais nous ne sommes pas condamnés à former des
hypothèses hasardeuses à leur sujet ; à défaut de
certitudes, au moins pouvons-nous avoir de fortes convictions quant à
l’origine de cette envie et quant aux destinations annoncées.
Il se peut fort bien que
ce soit Colette Renié qui ait éveillé en lui le goût des voyages
et en particulier de l’orient. Colette Renié en effet est présenté
par Bataille comme « la Béatrice des
choses de la terre, des voyages à travers de très véridiques
pays », « l’initiatrice de
notre nouvelle exaltation ». Colette Renié, née
le 18 Août 1896, entrée à l’Ecole des Chartes en 1917 a obtenu
son diplôme d’archiviste-paléographe en 1921, un an avant que
Georges Bataille n’obtienne le sien. De plus, elle commença dès
1918 à travailler à la Bibliothèque des Langues Orientales, qui,
faute de main d’œuvre à l’époque, employait comme stagiaires
des étudiants de l’Ecole des Chartes. Elle y sera titularisée le
premier novembre 1923 et y fera toute sa carrière. En 1920, et en
1922, elle vivait donc entourée de cette culture extrême-orientale
qui la passionnait. Elle semble donc, de l’entourage de Bataille à
cette époque, la plus à même de lui avoir parlé de cette contrée
lointaine qu’est le Tibet, des mœurs qui y ont lieu et de lui
avoir donné le goût de l’orient, peut être aussi des voyages.
Mais si tel est le cas, force est de constater que l’effet dépassa
bien vite la cause et que si Bataille continua à s’intéresser à
l’orient, ce ne fut plus en raison de son amie. Il faut donc se
garder de surinterpréter le rôle qu’elle a pu jouer : il
faut néanmoins l’évoquer.
Il est à noter aussi que
dans la lettre le Tibet n’est pas donné sérieusement comme une
destination possible, mais qu’il est l’occasion d’une
plaisanterie et d’une provocation. Bien plus sérieuse est l’idée
d’un voyage à Rabat ou à Fez. Là aussi ces noms ne tombent pas
par hasard sous sa plume et il est possible d’apporter des
éclaircissements utiles à ce propos, éclaircissements qui ont
l’avantage cette fois de s’appuyer sur des documents datant de
1922.
Georges Bataille, en
1922, sorti second de l’Ecole des Chartes, se trouve en Espagne et
effectue des recherches à la Maison des Hautes Etudes Hispaniques.
Il s’était consacré, à la demande d’un de ses professeurs, à
la recherche de manuscrits français du Moyen-âge présents dans les
bibliothèques espagnoles : bibliothèque nationale de Madrid,
bibliothèque privée du comte Heredia de Spinola, Colombine de
Séville et bibliothèque du chapitre, à Tolède. C’est dans cette
dernière qu’il découvre des documents inédits sur la
construction de la cathédrale de Tolède, découverte à la suite de
laquelle il sera amené à étudier sur place l’architecture du
bâtiment et à aider dans ses recherches et son travail un
professeur, Elie Lambert, qui travaillait à l’époque à un livre
sur Tolède publié en 1925. Effectuant des recherches sur la
construction de cette cathédrale, il va s’intéresser vivement à
son commanditaire, l’archevêque Rodrigo Jiménez de Rada,
archevêque du XIIIe siècle. Ses recherches en Espagne l’amènent
donc, à la suite d’un « itinéraire »,
des manuscrits français des bibliothèques madrilènes à l’œuvre
de Rodrigo Jiménez de Rada, « connu pour
avoir envoyé des missions au Maroc ».
C’est donc probablement
pour approfondir ses recherches, et non pour le simple plaisir de
voyager, que Bataille évoque la possibilité d’un voyage à Fez ou
à Rabat. Une lettre légèrement plus tardive, adressée à Colette
Renié, fait état de ses démarches pour effectuer ce voyage :
« Je veux encore vous demander s’il
vous est possible d’écrire à M. Georges Foucart [alors
directeur de l’Institut Français d’études Orientales au Caire].
Voici pour quoi. Vous vous rappelez peut-être
que M. Deschamps m’avait parlé d’une situation possible au
Caire. En fait il se trouve qu’il n’y a rien d’autre possible
que l’Institut du Caire, ce qui ne me tente pas beaucoup »,
et pour cause, puisque cela l’éloignerait par trop de ce qui le
pousse à s’intéresser alors à cette partie du globe. Il ne fera
pas aboutir cette démarche et entrera, comme on le sait, à la
Bibliothèque Nationale. Il est important de remarquer cependant que
s’il effectua de réelles démarches pour voyager, ces démarches
alors sont fonction de ses recherches, mais aussi de l’expression
de sa foi et de son intérêt encore vivace pour ce qui a trait à la
religion.
L’étude des langues et la lecture des livres
Si l’on veut trouver
les restes de l’exotisme de ses jeunes années, il faut se
rapporter à la liste de ses emprunts et à son apprentissage des
langues russe et chinoise. En 1923, pourtant, il semble qu’il ait
été « résolu à voyager »,
c’est cette résolution qui le pousse à entreprendre « des
études de russe, de chinois et même de tibétain » à
l’école des langues orientales, études qu’il ne poussera
pourtant pas très loin (assez cependant pour aider à la traduction
du livre de Léon Chestov, rencontré à l’occasion de ces études,
L’idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche). Ces études
semblent n’avoir donné aucune suite. La liste de ses emprunts à
la bibliothèque nationale permet cependant de noter que cet intérêt
pour ces pays et ces cultures éloignées se prolonge bien après le
début des années 20, sans qu’il soit encore permis de penser que
ces lectures sont fonction d’un désir de voyager.
Le chinois
Les années 1923-1924
abondent en emprunts concernant la Chine et l’apprentissage du
chinois. Ainsi les emprunts de livres de méthodes de chinois :
_4 février 1923 :
Vissière, A.-J.-A. Premières leçons de chinois. 2e
éd.- Leide, E.J. Brill, 1914-8°X. 15563, qu’il monopolise presque
toute l’année (il ne le rendra que le 13 novembre) et qu’il
réempruntera à trois reprises : le 20 mars 1924, le 25 avril
1924 pour une durée d’environ cinq mois et enfin le 10 octobre
1924, emprunt de sept jours à peine.
L’étude prolongée de
cette méthode se couple de la consultation de deux méthodes en
anglais : The Chinese language and how to learn it…, de
W. Hillier, empruntée le 20 février 1924 pour une durée
indéterminée et le 13 juin 1924 pour une durée d’environ trois
mois ; et The student’s four thousand (characters) … de
W.E. Soothill qu’il emprunte du 27 mai au premier septembre 1924 et
du 10 octobre 1924 au 6 juillet 1925.
Cet apprentissage de la
langue se couple très tôt d’un intérêt porté à l’histoire
et à la culture du pays : les emprunts de L’art chinois,
de Bushell de février à juin 1923, réemprunté par la suite à
deux autres occasions, des Mémoires historiques de sseu-ma
Ts’ien en avril 1923, La Chine de H. Cordier, intérêt qui
ira déclinant au fil du temps, mais marqué encore par quelques
emprunts au cours des années trente.
Le russe
On remarque tout de suite
en lisant la liste des emprunts à la Bibliothèque Nationale que les
emprunts concernant cette langue et ce pays sont moins nombreux. Cela
ne permet cependant pas d’affirmer qu’il s’y intéressa moins :
il passa en effet beaucoup de temps avec Léon Chestov au début des
années 20 et il passa peut-être par lui pour apprendre cette langue
ou s’intéresser à la culture du pays.
Par deux fois il emprunte
longuement Le maître populaire ou le russe sans maître de X.
Bouge, du 5 mai au premier septembre 1924 et du 10 octobre 1924 au 17
juillet 1925, aux mêmes périodes donc que ses emprunts concernant
le chinois. A cela s’ajoute l’emprunt d’un dictionnaire
français-russe pour une durée très brève fin mai 1925. La Russie
réapparaîtra dans la liste de ses emprunts en mai 1932, mais ce qui
l’intéressera alors, c’est la situation du communisme en URSS,
plus tellement la civilisation et plus du tout l’apprentissage de
la langue et ces nouvelles lectures prennent place dans ses
recherches sur le communisme et non dans ses rêves de voyages.
Mexique, Inde, Tibet,
Egypte.
Ses travaux de recherches
l’amèneront aussi à s’intéresser à d’autres pays orientaux,
notamment en ce qui concerne les arts, les rites et l’organisation
religieuse, les divinités et les méthodes de méditation. Ces
emprunts sont souvent des lectures préparatoires en vue d’articles
ou de conférences.
Ainsi les emprunts qui
courent du 14 mars au 13 avril 1928, concernant tous le Mexique, sa
conquête, les études archéologiques, les croyances religieuses des
anciens peuples, qui sont toutes des lectures préparatoires pour son
article L’Amérique disparue.
Le premier avril 1932, il
emprunte trois livres sur le Tibet, qu’il réempruntera en 1937
avec quelques nouvelles lectures
Tout le second semestre
1932 semble être presque uniquement consacré à des recherches sur
les civilisations, l’histoire et l’art de l’Inde, de la Chine
et du Moyen-orient avec pas moins de 19 emprunts différents, qui se
verront complétées en 1930 et dans les années 40 avec quelques
autres lectures.
Plusieurs lectures
concernant l’art et l’histoire de l’Egypte en mars 1934, dont
un en particulier sur les obélisques : A short history of
the Egyptian obelisks, de W.R. Cooper.
A part pour ce qui est de
ses recherches sur le Mexique, qui aboutissent très vite à une
publication, ses autres lectures, si elles sont professionnelles, ont
servi de base à des travaux dont la gestation s’est révélée
bien plus longue, ou dans lesquels les lectures n’apparaissent pas
de manière évidente. L’ensemble de ces lectures, de leur place
dans les travaux de Bataille fera l’objet d’un dossier complet.
Il n’y est fait mention ici, en passant, pour montrer de quelle
manière cet attrait pour l’orient s’est continué sous d’autres
formes chez lui, essentiellement littéraires ; jamais il ne
partit vers ces destinations éloignées.
Les voyages de Georges Bataille
Des voyages qu’effectua
réellement Bataille une chose est frappante compte tenu de ce qui
vient d’être vu : ses destinations sont loin d’être
exotiques (aucun voyage comparable à ceux qu’effectuent, à la
même période, Artaud ou Leiris, ou qu’ont pu accomplir ses
anciens condisciples de l’Ecole des Chartes, Colette Renié et
André Masson), elles sont loin en tout cas des destinations qu’il
se donnait en rêve lorsqu’il écrivait à sa cousine, loin de
l’Amérique qu’il chercha à rejoindre (sans doute saisissant
mollement une occasion s’étant présentée alors), loin aussi de
l’Egypte de l’art copte qui s’offrait à lui sans le tenter :
ses voyages ne le menèrent que dans quelques pays d’Europe et
jamais il ne sortit du continent.
L’Angleterre, où il
observa un couple de babouins forniquer, l’Espagne des bordels
madrilènes et des corridas, l’Italie fasciste et les versants
désolés de l’Etna, l’Allemagne nazie et l’Autriche encore
tremblante sous le coup des assassinats, voilà les pays qu’il eut
l’occasion de visiter entre 1927 (second séjour en Angleterre) et
1949 (dernier séjour en Angleterre).
Une seconde chose est à
noter : alors que ses premiers voyages sont liés à ses études
et aux premiers balbutiements de sa carrière, les voyages ici
considérés répondent, au moins pour l’essentiel, à des
exigences personnelles : retrait et littérature quand il se
rend à Tossa de Mar chez son ami André Masson, fuites amoureuses
avec ses maîtresses, Laure d’une part, par deux fois, Edith de
l’autre.
L’Angleterre :
Il se rendit à Londres
en juillet 1927. C’est à cette occasion qu’il vit la saillie de
singes au zoo et qu’il forma l’image de l’œil pinéal,
centrale dans l’Anus Solaire, Sacrifices et le
Dossier de l’œil pinéal, image qui sera la première pierre à
l’édifice que sera La Part Maudite.
Il s’y rendit aussi fin
juin, début février 1949, pour aller à Cambridge.
L’Espagne :
Par deux fois il se
rendit à Tossa de Mar, chez son ami André Masson. La première
fois, du 8 au 30 mai 1935, séjour au cours duquel il se rendit aussi
à Barcelone. Puis en avril 1936, séjour qu’il semble avoir
consacré à l’écriture.
L’Italie :
Du 4/5 juillet au 6 Août
1934, plutôt que de rejoindre sa fille, il part sur les routes pour
suivre Laure, sa maîtresse, en Autriche (Innsbruck) et dans le Nord
de l’Italie. Il parlera un peu de ce voyage à Trente dans son Sur
Nietzsche. Il voyagera de nouveau en Italie avec Laure pendant
l’été 1937, jusqu’au 20 septembre, voyage qui le mènera à
Florence et en Sicile.
L’Allemagne :
Avec Edith, une de ses
maîtresses, il se rendra à partir du premier novembre 1934 en
Allemagne, à Trèves et à Coblence, d’où elle partira pour
Heidelberg, toutes villes nommées à la fin du Bleu du Ciel.
Sources
Georges Bataille :
Œuvres Complètes Tomes VII, VIII, XII, éditions Gallimard
Michel Surya : La
mort à l’œuvre, édition Seguier.
Michel Surya : Choix
de lettres, éditions Gallimard
Esperou,
Maud : Colette Meuvret (1896-1990) : la dame de
la rue de Lille. En mémoire, Bulletin d'informations de l'ABF,
n°150, 1991, p.103-105.
(http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/revues/afficher-42492)
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