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jeudi 4 avril 2013

Georges BATAILLE 1897-1962



Il n’y a pas de pensée de Georges Bataille.

Non pas que l’œuvre qui nous est connue aujourd’hui, réunie en 12 volumes aux Editions Gallimard, ne soit pas traversée par une pensée. Oserions-nous dire, une philosophie. Seulement que l’habitude qui est la notre de l’associer à ce nom, Georges Bataille, à cet homme et à ce personnage, est sans doute un peu trop empressée.
Georges Bataille n’écrit pas comme les autres ont coutume d’écrire. On ne peut donc pas le lire comme on lirait tout autre auteur. Les autres, publiant, offrent une œuvre achevée, close sur elle-même autant qu’il se peut, dont les parties s’articulent selon des lois : lois logiques, lois rhétoriques, lois génériques. Se faisant, ils détachent leur texte de son époque et des raisons qui les ont incités à écrire. En s’assignant des règles, ils font vivre leur écrit sur un autre plan que leur existence. Sur un autre plan que le monde. Sur un autre plan que la vie. Cet effort est parachevé par l’histoire, par le temps qui s’écoulant efface l’époque sous les œuvres, leur offrant la pureté idéale d’une immaculée conception, d’une production spontanée et aveugle qui n’a jamais été la leur, la pureté surtout d’une transparence du texte, qui se laisserait saisir de lui-même dès la première lecture. Par les méthodes, si ce n’est par la volonté des auteurs traditionnels donc, on peut aborder les livres en oubliant leur contexte sans y perdre quoi que ce soit du point de vue du sens.
Encore que ce ne soit là qu’un idéal.

La philosophie n’est obscure et incompréhensible qu’à cause d’une telle double méprise, qui sonne pour elle comme une double peine. Méprise maintenue parce qu’on ne sait pas lire un texte sans le rattacher à ce qu’éveille en nous le nom de son auteur. Faire disparaître ce nom, comme le voulaient Blanchot et Duras à la fin des années 60, c’est redonner les œuvres à leur véritable auteur, redonner les textes à leurs véritables sens et valeur, leur rendre leur vitalité et brûler enfin ce pantin de Carnaval que l’on nomme « auteur », avec tout ce qu’on y projette de condamnations, d’idées reçues, de fantasmes. Ainsi les dialogues de Platon ne seraient plus rattachées à cette condamnation puérile des sophistes, ni à ce ciel des formes idéelles, ni à cet idéalisme de carton-pâte que l’on s’efforce et ne cesse d’y voir, mais à son sol, son époque, à des problèmes concrets, matériels, presque bas, presque vulgaires.

Georges Bataille est un de ceux qui par son écriture a le plus « bataillé » contre ces deux erreurs. Une de ses obsessions les plus tenaces en effet a été de faire oublier son nom, de masquer son patronyme sous des pseudonymes qui n’ont eu de cesse, en effaçant la parenté de l’auteur avec son père, de faire disparaître celle de l’auteur d’avec son œuvre : aujourd’hui, tout rend compte de l’influence considérable de cette œuvre, mais sans jamais la nommer. Notre époque n’est, à bien des égards, que l’écho de cette pensée qu’il serait bon de retrouver et de renommer. Il faut rendre à Bataille ce qui est à Bataille.
Mais il a aussi systématiquement écorché son texte pour y laisser voir sans cesse la vie y couler, pour que jamais il ne puisse se laisser ainsi figer dans quelque préjugé que ce soit. Ce qu’il montre, ce n’est pas le texte achevé, mais l’écrit en train de se faire, non l’œuvre complète, mais l’œuvre en train de s’écrire au moment où elle s’écrit ; ce pourquoi elle est inachevée et inachevable. L’instant, et non la postérité. Les articulations de son texte ne sont ni logiques, ni génétiques, si peu rhétoriques ; dans ses textes, il saute plus qu’il n’enchaîne, plus qu’il ne file, et il s’arrête plus qu’il ne conclue ; rompu, il remet à plus tard. Ce qui articule son texte, c’est les conflits qu’il a avec ses contemporains, c’est les amitiés qu’il peut avoir, mais c’est surtout ses conflits personnels et intérieurs. Ce qui meut son texte, c’est donc un contexte historique et une biographie. Georges Bataille, plus que tout autre, est un écrivain effacé (de sa vie, on ne sait que le peu qu’il a dit, encore qu’on sait que ce n’est que le pire, et non le tout), mais il est moins qu’un autre un écrivain solitaire, replié sur son œuvre : il est au contraire éclaté, ouvert, il a pensé en communauté avec un temps, une histoire, des amis, des groupes, il n’a écrit ou a cessé d’écrire qu’en fonction de ce qui se passait autour de lui et lire son œuvre ne demande pas que des yeux, mais des ongles aussi, pour creuser ce qui sous le texte en est sa vérité, et demande à ce qu’avec son nom, Georges Bataille, ce soit toute une époque ensevelie sous la notre que l’on excave et mette à jour : 1897-1962. Un demi-siècle d’histoire mouvementée, ce demi-siècle qui a vu la naissance et la mort des intellectuels. Et de la pensée aussi, sans doute.

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