Il
n’y a pas de pensée de Georges Bataille.
Non
pas que l’œuvre qui nous est connue aujourd’hui, réunie en 12
volumes aux Editions Gallimard, ne soit pas traversée par une
pensée. Oserions-nous dire, une philosophie. Seulement que
l’habitude qui est la notre de l’associer à ce nom, Georges
Bataille, à cet homme et à ce personnage, est sans doute un peu
trop empressée.
Georges
Bataille n’écrit pas comme les autres ont coutume d’écrire. On
ne peut donc pas le lire comme on lirait tout autre auteur. Les
autres, publiant, offrent une œuvre achevée, close sur elle-même
autant qu’il se peut, dont les parties s’articulent selon des
lois : lois logiques, lois rhétoriques, lois génériques. Se
faisant, ils détachent leur texte de son époque et des raisons qui
les ont incités à écrire. En s’assignant des règles, ils font
vivre leur écrit sur un autre plan que leur existence. Sur un autre
plan que le monde. Sur un autre plan que la vie. Cet effort est
parachevé par l’histoire, par le temps qui s’écoulant efface
l’époque sous les œuvres, leur offrant la pureté idéale d’une
immaculée conception, d’une production spontanée et aveugle qui
n’a jamais été la leur, la pureté surtout d’une transparence
du texte, qui se laisserait saisir de lui-même dès la première
lecture. Par les méthodes, si ce n’est par la volonté des auteurs
traditionnels donc, on peut aborder les livres en oubliant leur
contexte sans y perdre quoi que ce soit du point de vue du sens.
Encore que ce ne soit là
qu’un idéal.
La
philosophie n’est obscure et incompréhensible qu’à cause d’une
telle double méprise, qui sonne pour elle comme une double peine.
Méprise maintenue parce qu’on ne sait pas lire un texte sans le
rattacher à ce qu’éveille en nous le nom de son auteur. Faire
disparaître ce nom, comme le voulaient Blanchot et Duras à la fin
des années 60, c’est redonner les œuvres à leur véritable
auteur, redonner les textes à leurs véritables sens et valeur, leur
rendre leur vitalité et brûler enfin ce pantin de Carnaval que l’on
nomme « auteur », avec tout ce qu’on y projette de
condamnations, d’idées reçues, de fantasmes. Ainsi les dialogues
de Platon ne seraient plus rattachées à cette condamnation puérile
des sophistes, ni à ce ciel des formes idéelles, ni à cet
idéalisme de carton-pâte que l’on s’efforce et ne cesse d’y
voir, mais à son sol, son époque, à des problèmes concrets,
matériels, presque bas, presque vulgaires.
Georges
Bataille est un de ceux qui par son écriture a le plus « bataillé »
contre ces deux erreurs. Une de ses obsessions les plus tenaces en
effet a été de faire oublier son nom, de masquer son patronyme sous
des pseudonymes qui n’ont eu de cesse, en effaçant la parenté de
l’auteur avec son père, de faire disparaître celle de l’auteur
d’avec son œuvre : aujourd’hui, tout rend compte de
l’influence considérable de cette œuvre, mais sans jamais la
nommer. Notre époque n’est, à bien des égards, que l’écho de
cette pensée qu’il serait bon de retrouver et de renommer. Il faut
rendre à Bataille ce qui est à Bataille.
Mais
il a aussi systématiquement écorché son texte pour y laisser voir
sans cesse la vie y couler, pour que jamais il ne puisse se laisser
ainsi figer dans quelque préjugé que ce soit. Ce qu’il montre, ce
n’est pas le texte achevé, mais l’écrit en train de se faire,
non l’œuvre complète, mais l’œuvre en train de s’écrire au
moment où elle s’écrit ; ce pourquoi elle est inachevée et
inachevable. L’instant, et non la postérité. Les articulations de
son texte ne sont ni logiques, ni génétiques, si peu rhétoriques ;
dans ses textes, il saute plus qu’il n’enchaîne, plus qu’il ne
file, et il s’arrête plus qu’il ne conclue ; rompu, il
remet à plus tard. Ce qui articule son texte, c’est les conflits
qu’il a avec ses contemporains, c’est les amitiés qu’il peut
avoir, mais c’est surtout ses conflits personnels et intérieurs.
Ce qui meut son texte, c’est donc un contexte historique et une
biographie. Georges Bataille, plus que tout autre, est un écrivain
effacé (de sa vie, on ne sait que le peu qu’il a dit, encore qu’on
sait que ce n’est que le pire, et non le tout), mais il est moins
qu’un autre un écrivain solitaire, replié sur son œuvre :
il est au contraire éclaté, ouvert, il a pensé en communauté avec
un temps, une histoire, des amis, des groupes, il n’a écrit ou a
cessé d’écrire qu’en fonction de ce qui se passait autour de
lui et lire son œuvre ne demande pas que des yeux, mais des ongles
aussi, pour creuser ce qui sous le texte en est sa vérité, et
demande à ce qu’avec son nom, Georges Bataille, ce soit toute une
époque ensevelie sous la notre que l’on excave et mette à jour :
1897-1962. Un demi-siècle d’histoire mouvementée, ce demi-siècle
qui a vu la naissance et la mort des intellectuels. Et de la pensée
aussi, sans doute.
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