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Carte postale de La Barde (Dordogne) |
« Pour
le moment je m’en vais me fourrer jusqu’au cou chez de bons P.P.
jésuites auxquels m’adresse M. Saliège. Je suis las, las et trop
las de me livrer à cet imbécile affolé et passionné qu’on nomme
Georges Bataille. ».
Georges
Bataille, Lettre du 5 juin 1918.
Le
Séminaire et le Conseil de Jules Saliège
En
1917, Georges Bataille, démobilisé, revient vivre en Auvergne, à
Riom-ès-Montagnes. Il semble y mener, jusqu'à la fin de l'année
1918 et son entrée à l'école des Chartes, une vie austère tournée
vers la méditation et le travail.
Les
lettres de l’époque, publiées dans le Choix
de lettres par Michel
Surya, ainsi que le témoignage de Delteil publié dans le numéro de
Critique, Hommage à
Georges Bataille, permettent
de dire dans quelle ambiance il a vécu lors de cette période, ce
sur quoi il a travaillé et à quelles occasions.
Ce
qui deviendra par la suite la plaquette publiée sous le titre Notre
Dame de Rheims est à la
base le titre d’une conférence lue par Bataille devant un parterre
de jeunes enfants sur les malheurs et les horreurs subies à Reims,
ce à la demande d’un ami dont on ne connaît que le prénom et qui
n’a pas été identifié : Jean-Gabriel.
Ami
semble-t-il important pour Bataille, à la fois guide et confident,
enrôlé lui aussi en 1916.
Ce
travail, cette plaquette, ces lettres montrent que la guerre est une
des préoccupations majeures de Bataille à cette époque, ainsi
qu'une source d’inquiétudes et d’angoisses profondes ; il
est à parier qu’elle fut l’objet de nombreuses de ses
méditations. On sait, en effet, toute l’importance qu’elle a eue
pour lui : comme nous l'indiquent les notes du Coupable,
quand Bataille parle de la guerre, ce n'est jamais qu'à la première
guerre mondiale et non à la seconde qu’il songe.
1918
est, au delà de ces problèmes, une année importante et
particulièrement riche pour Bataille, traversée à la fois par des
atermoiements amoureux, la lente préparation au concours d'entrée à
l'école des Chartes, « études
commencées avec passion »,
le déchirement enfin entre deux aspirations contraires : un
sacrifice entier de sa vie mise au service de Dieu d'une part, des
attachements impérieux aux choses de la terre de l'autre.
Depuis
1917, Georges Bataille se rend régulièrement au séminaire de
Saint-Flour, sans s'y être pour autant inscrit. C'est qu'il ne peut
pas se résoudre à entrer dans les ordres ; le séminaire
l'amènerait à devenir prêtre, or, c'est le monachisme qui l'attire
vraiment, au point qu'il exprime ce désir avec vigueur dans sa
lettre du 20 avril 1918 : « je
puis aujourd'hui mettre toutes mes richesses parmi toutes mes réelles
aspirations. Je ne servirai qu'un maître et c'est au cloître que je
le servirai dans la plénitude de l'amour. »
Il sait pourtant tout ce que ce désir a de désespéré et
d'irréaliste. Irréaliste : ce n'est pas pour vivre en accord
avec une foi démesurée qu'il songe au cloître, mais pour lutter
contre des désirs, une nature impérieuse qu'il ne peut combattre
par ses seules forces. Il attend des murs du monastère qu'ils le
défendent contre lui-même, ce besoin absolu de croire et de se
livrer à Dieu semble un mouvement désespéré qui trahit déjà son
absence de foi, bien que cette dernière ne soit pas encore reconnue
comme telle.
De
plus, il ne parvient pas à se résoudre à abandonner sa mère :
« je
ne puis songer à partir immédiatement au séminaire et à laisser
ma mère seule : le renoncement évangélique ne peut aller
jusqu'à quitter ceux qui ont besoin de vous. »
(22 janvier 1918). Décision qui serait lourde de conséquences
donc ; d'une part, il abandonnerait sa mère (était-elle encore
instable à cette époque?), d'autre part, ne pouvant partir
immédiatement, il se condamnerait jusqu'au départ à vivre des
jours vides, vu qu'il cesserait dès lors d'étudier en vue du
concours, d'office abandonné. Idée trop angoissante pour être
tolérée, situation délicate, où les aspirations les plus
contraires s'affrontent sans qu'aucune ne parvienne à s'imposer.
Jules
Saliège, qui dirigeait alors le séminaire de Saint Flour, recevait
donc régulièrement Bataille, l'aidait à y voir plus clair. Voyant
ses hésitations, ses doutes et l'irrésolution qui était la sienne
quant à son avenir et à sa foi, ne pouvant rien faire de plus pour
le guider, le futur Cardinal l’invite en janvier à suivre un
séjour dans une maison d’exercices spirituels jésuite dont il
connaissait les directeurs. C’est finalement en juin que Bataille
suivra cette retraite, se rendant pour une semaine à la maison de La
Barde (Dordogne).
Les
Jésuites et les Exercices Spirituels
« La
première remarque est, que par le mot d’Exercices
Spirituels,
on entend toutes les manières d’examiner sa conscience, de
méditer, de contempler, de prier mentalement et vocalement, enfin,
de s’acquitter dûment de toutes les opérations de l’esprit. »
Exercices
Spirituels, Ignace de
Loyola.
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Paysage de Montserrat (André Masson) |
C’est
au début du XVIe siècle que Ignace de Loyola, né en 1491,
courtisan puis militaire, est blessé au siège de Pampelune et qu’il
lit, pendant sa convalescence, un certain nombre de livres religieux.
Rétabli, il part se confesser et prier à l’église de Montserrat.
Après ses trois jours de prière, il abandonne définitivement sa
vie passée pour se consacrer à Dieu et vivre une vie d’ascèse en
tant qu’ermite ; il vivra en cette condition pendant près
d’une année dans la ville de Manrèse, où il livrera son
expérience de la foi et de l’union à Dieu sous la forme des
Exercices Spirituels,
qui au delà de leur nouveauté poursuit et synthétise des
traditions ascétiques préexistantes. Il part ensuite faire un court
séjour à Jérusalem sur les traces de Jésus avant de se rendre à
Paris suivre des études poussées. C’est lors de ce séjour qu’il
rencontrera ceux qui le suivront dans son projet et sa vision de la
foi. C’est en 1537, à Venise, alors qu’ils sont en route pour
gagner Rome, qu’ils se donnent comme nom Compagnie
de Jésus, et que ceux
qui, dans cette compagnie, ne sont pas encore prêtre, sont ordonnés.
Trois ans plus tard, le Pape Paul III reconnaît par bulle papale la
Compagnie de Jésus, et très vite, ils sont envoyés en mission
autour du globe, ouvrent des écoles, promeuvent la culture et la
recherche, œuvrent pour les plus démunis. A partir du XVIIe siècle,
les jésuites sont victimes de violentes attaques et diffamations de
toutes parts, qui aboutiront à la suppression de la compagnie en
1773 par le pape Clément XIV. La compagnie sera rétablie en 1814,
là aussi par décision papale.
Les
Exercices Spirituels,
écrits au tout début de sa conversion, permettront à Loyola de
s’attacher ses premiers compagnons une fois arrivé à Paris. Ils
sont écrits non pas pour celui qui doit s’adonner à ces
exercices, mais pour celui qui les donne à faire et il constitue le
cœur des retraites, dont le déroulement est rythmé par les
méditations et les prières.
Voici
les points les plus saillants de la méthode :
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Portrait de Saint Ignace de Loyola |
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les exercices sont structurés en quatre « semaines »,
même si la durée de ces différentes phases n’était pas
rigoureusement de sept jours et qu’elles ne sont pas toutes égales
en importance : c’est en général sur les deux premières que
l’accent est véritablement porté, c'est-à-dire sur celles qui
consistent d'une part en la considération des péchés, afin d’en
éprouver de la douleur et de s’en purifier, d'autre part en la
considération de la vie de Jésus-Christ jusqu’à son entrée en
Jérusalem. Ainsi, la première semaine consiste en un examen de
conscience approfondi qui vise à débusquer tous les péchés en soi
et à s’en humilier, à considérer attentivement non seulement les
siens, mais aussi ceux du genre humain dans son intégralité, celui
des anges et à en tirer humilité et repentir. Non seulement ces
péchés mais leurs conséquences (dont la plus notable est la
passion de Jésus-Christ) pour s’exhorter soi-même à une conduite
plus digne. On sait que Bataille déjà sans doute s’adonnait à ce
genre de méditation : on connaît l'une de ses lectures de
l’époque, Le Latin
Mystique, traversé par
une condamnation virulente de la chair, on sait qu'il ne passait pas
une semaine sans se confesser et l'on voit dans ses lettres qu'il
s’accuse plus ou moins complaisamment mais de manière presque
systématique. Tout cela montre déjà une fixation sur l’idée de
péché (son corollaire étant la pureté) qui sans doute a trouvé
dans cette retraite un de ses moments les plus intenses.
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ces méditations réglées font jouer toutes les facultés humaines :
le retraitant s’attache dans les préludes à se représenter
brièvement l’histoire (passage des évangiles, de la vie des
saints, etc) qui servira de support à la méditation, ainsi que le
lieu où elle se déroule, afin d’y fixer son imagination, et
exprimera les buts visés par cette méditation, afin de ne pas s’en
éloigner. La méditation en elle-même se divise en points, plus ou
moins nombreux suivant l’objet de l’exercice et le support
utilisé, mais pour chaque, c’est toutes les facultés de l’esprit
(plus celles du corps, qui doit être mis dans un lieu et une
position qui dispose convenablement l’âme pour la méditation) ;
la mémoire apporte la matière de la méditation, ce qui a été dit
dans les préludes, lectures saintes ou non, expérience personnelle,
l’imagination s’en empare pour se représenter concrètement la
scène, via les cinq sens : la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe
et le toucher afin d’offrir plus de matière à l’entendement et
le mieux exciter. L’entendement tire des conclusions, juge de ce
que la mémoire et l’imagination lui donnent, analyse, conclue et
en tire toutes les vérités qu’il en peut tirer afin que la
volonté se voit dirigée, par l’entendement et les émotions
(amour du Christ, haine du péché, etc) suscitées par la
méditation. C’est toute la personnalité humaine qui est ainsi
sollicitée et mise en branle dans ces méditations. Bataille sera
sans doute influencé par cette méthode tant dans la manière dont
il abordera la photo du supplice chinois, que, sans doute, dans
certaines idées qui seront les siennes et qui jouissent d’un écho
certain dans la « première semaine » des Exercices
Spirituels ; écho
ne signifiant pas pour autant origine.
Le
Séjour de Georges Bataille à La Barde
Georges
Bataille est reçu à la maison Notre-Dame du Bon Conseil, située à
La Barde, près du village La Coquille, en Dordogne—du 15 au 19
juin 1918 comme « hôte individuel » ;
c'est-à-dire qu’il n’était pas accueilli au sein d’un groupe
homogène, comme cela est souvent le cas. Il a donc pu bénéficier
au cours de ces cinq jours d’une attention particulière et suivie
par les deux prêtres en charge du lieu à l’époque, d'abord par
le père Eugène Ibos, dont le Cardinal Saliège dit dans la préface
pour la biographie rédigée par le père Raoul Plus qu’on « lui
envoyait les cas embarrassants », très certainement
dans une moindre mesure par Antoine Boissel (1858-1934) qui était à
l'époque son adjoint.
La
maison de la Barde et le père Ibos
Le
père Eugène Ibos, qui le reçut, a fait l'objet d'une biographie.
Elle offre quelques éléments intéressant sur l'homme avec qui
Bataille a conversé une semaine durant et qui lui fit comprendre
qu'il n'avait pas la vocation.
Il
est né en 1858 en Hautes Pyrennées, dans une petite commune du
plateau de Lannemezan. Il entre au Noviciat de Pau et y mène de
brillantes études, malgré une santé chétive ; une maladie
pulmonaire, douloureuse et incapacitante, entrave le rythme de ses
études, l'accompagnera toute sa vie, qu'il surmontera pourtant en
redoublant d'efforts et d'abnégation. Il n'en sera pas moins,
pendant un temps, considéré comme un bon à rien : emmettant
le souhait d'être envoyé en tant que missionnaire en Afrique, on
lui rétorqua vertement qu'il ne valait même pas le prix du trajet.
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La maison d'exercices spirituels de La Barde |
Sa
santé fragilisée, on l'envoie à la maison d'exercices spirituels
de Montbeton, près de Montauban, afin de le mettre au vert. Loin de
s'y reposer, il fait montre d'une activité inlassable remarquée de
tous. En 1911, il devient directeur de la maison de retraites
spirituels de la Barde. Cette dernière a été ouverte en 1909 près
du village de La Coquille, dans le nord de la Dordogne, dans une
vaste propriété qui appartenait avant à la famille de Mgr Gay. Ils
y cessèrent de recevoir des retraitants à deux reprises. Elle
servit d'ambulance de 1914, depuis la mobilisation, jusqu'à Juillet
1916. Lors de la seconde guerre, la maison servit d'asile pour
réfugiés. Le 20 juin 1940, le père Eugène Ibos écrit dans son
journal : « On est cinquante-cinq
présents au réfectoire ». Avec la guerre, la maison ne
pouvant plus recevoir de retraitants, elle fut transformée en Maison
de Troisième Probation, dirigée par le R. P. de Bazelaire. Le P.
Ibos mourut peu après, en 1946. La maison fut revendue en 1983, fut
rachetée par la fondation Jean-Luc Lahaie. Elle a depuis été
investie par l'Office de Tourisme.
Le
P. Ibos était connu et apprécié de tous ses retraitants pour sa
capacité d'écoute, ses qualités de fin psychologue ; il
voyait en effet immédiatement si le retraitant était fait pour une
vie religieuse ou laïque mais n'imposait jamais son point de vue ;
il guidait au contraire le retraitant pour qu'il découvre de
lui-même la voie à suivre. Il se passionnait aussi pour la
situation politique, sociale, et invitait vivement ses retraitants à
se tenir informé des actualités et d'en s'en faire une opinion.
C'est fidèle à ce dernier trait de caractère qu'il encouragea
Bataille à donner la conférence sur Notre-Dame de Reims et à
s'entretenir avec lui sur le conflit.
Le
séjour de Georges Bataille
Il
est impossible d’avoir la moindre certitude quant au contenu en
lui-même de cette retraite, sur ce que Bataille y a vécu, sur ce
qu’il y a étudié, sur ce qui s’y est dit (on sait qu’il a
parlé là-bas de la guerre, des troubles de l’époque, de leur
sens. On sait qu’il a été question des choix de vie à venir de
Bataille. On sait qu’il a été question de la causerie pour
laquelle Bataille avait été invité à parler de la cathédrale de
Reims et qui était encore à l’état de projet. Mais tout cela ne
sont que des généralités). Les rares informations que l’on en a,
le seul sentiment que l’on peut s’en faire ne se base que sur
quelques rares et maigres témoignages et traces. Mais il ne fait
aucun doute que si la spiritualité ignacienne n’a laissé qu’une
empreinte modeste, discutable et embrouillée dans l’œuvre de
Bataille ; il est à savoir que ce n'est que « bien après
1918 que la spiritualité ignacienne a été redécouverte et
approfondie ». Avant cela, les retraites n'étaient peut-être
pas aussi fidèle à l'esprit de Saint-Ignace. On ne peut donc se
fier aveuglèment à ce que l'on peut trouver dans les Exercices
Spirituels. Il va sans
dire que cet épisode fut autrement plus important sur un plan
personnel et immédiat, les lettres à Jean-Gabriel qui mentionnent
ce séjour le montrent bien.
Georges
Bataille, en 1918, hésitait quant à la voie à suivre : vie
laïque, avec l’entrée à l’école des Chartes qui se
profilait ou vie religieuse ? Et si vie religieuse, quelle
vie religieuse ? Le séminaire de Saint Flour, qu'il
fréquentait, l’aurait destiné à être prêtre diocésain, mais
c’est plus une vie monacale qu’il souhaitait. On le sait, Georges
Bataille a des idées absolues et très précises sur ce qu’est la
vie, et elle doit être entièrement consacrée à Dieu. Il n’a
cependant pas assez de force de réalisation pour s’astreindre à
cette vie—à ce sacerdoce plutôt, et plus il s’y efforce, plus
il semble s’angoisser et tendre vers des plaisirs terrestres dont
il ne peut totalement se défaire. C’est d’ailleurs à cause de
cette incapacité qu’il se voit moine, afin que des murs de pierre
le sépare et le protège de la tentation, sans que la vie monacale,
son isolement et sa rigueur pointilleuse ne lui conviennent vraiment.
Pris entre des aspirations trop hautes qu’il ne peut réaliser et
des désirs trop bas qu’il ne peut refréner, incapable même de
vraiment se positionner par rapport à eux, incapable surtout de
prendre une décision et de s’y tenir durablement, il se rend à la
maison d’exercices spirituels de la Barde afin de clarifier sa
situation et de pouvoir prendre une décision ferme et irrévocable.
Il le dit bien dans la lettre du 30 janvier 1918 :
« si
je vois clair, il va de soi que je sauterai gaiement le Rubicond—et
ainsi ferai-je si je suis repris par mon ancien esclavage, et ce ne
sera pas non plus sans joie. Si au contraire je reste libre de cœur
et que rien de nouveau ne se précise, si je persiste en obscurité
et en indifférence, il n’y a aujourd’hui rien en moi qui puisse
s’appeler une vocation. »
En absence d’une quelconque vocation, Bataille se contenterait de
poursuivre sa vie sans essayer de l’infléchir dans une direction
ou une autre, poursuivant ses études qui se présenteraient
fatalement, laissant les jours s’écouler sous lui, comme il dut le
faire de janvier à juin, quand il lui fallut « apprendre
à marcher devant (lui) dans l’indifférence de (sa) volonté ».
Après
les « cinq
journées précipitées, surchauffées, violentes »
de son séjour, il ressortit apaisé, libéré des contradictions et
des volontés irréalistes qui le contraignaient à d’infinis
retournements et atermoiements. Il est désormais certain qu’aucune
vocation ne l'appelait, ayant dépassé et abandonné la
« présomption
désespérée »
qui le poussait à tendre vers une vie haute, toute entière tournée
vers Dieu, contre une nature qui ne permettait pas cette élévation.
Il n’est donc plus question pour lui de vie entièrement consacrée
à la religion. Mais ce n’est pas pour autant que la vie laïque,
que la promesse d’un amour avec Marie Delteil (son « ancien
esclavage » ?)
se soient annoncées comme une évidence. Il en a la conviction :
à la sortie de ce séjour, il n’y a pas pour lui de vocation. Il
continuera à vivre les événements comme ils viennent, « dans
l’indifférence de (sa) volonté »,
et en premier lieu ses études, sans essayer d’infléchir sa vie
dans un sens ou dans un autre, laissant le soin de sa conduite aux
« circonstances »,
qui mieux que lui sans doute arriveront à lui indiquer quelle voie
suivre.
Ce
séjour le mettra dans la disposition d’esprit qui s’avérera
déterminante dans sa perte de foi et sa vie à venir. Libéré de
ses aspirations les plus hautes, de ses inquiétudes et angoisses les
plus proches, décidé à laisser les événements et les
circonstances le guider et décider de ses choix de vie, il ouvre une
brèche dans sa foi : l’impossible réconciliation de la vie
terrestre et religieuse sous la forme d’une union maritale et d’un
amour pur, la découverte en Espagne d’une spiritualité de la
chair épanouie, d’une joie à caractère religieux dans
l’abondance et l’excès de la vie plus sûrement que dans le
retrait de la vie dans des attitudes ascétiques, l’amèneront à
privilégier gaiement ce qu’il y a d’excessif dans la vie d’un
homme et à abandonner comme un poids l’idée même du Dieu auquel
il voulait se vouer.
Place
des Exercices dans l’œuvre de Georges Bataille
L'importance biographique de ce séjour
est limitée. Limitée dans le temps, limitée dans les effets :
elle entre dans le faisceau des éléments qui l'amèneront à
abandonner définitivement la foi, mais elle n'en est pas le plus
déterminant. Pendant au moins deux ans encore, Bataille sera
croyant. Il ne fera pas mention de ce séjour et il ne semblera pas
avoir laissé de grandes traces.
A la fin des années 30,
au début des années 40, il saura en revanche se souvenir des
Exercices Spirituels jésuites.
Elle entre dans le cadre de son « Expérience Intérieure »
et se trouve donc présente dans les ouvrages de sa Somme
Athéologique.
On
en trouve évidemment des références dans L'Expérience
Intérieure, mais aussi dans Le
Coupable. Il y écrit d'ailleurs
(p 274) :
« Dans
le premier mouvement, les préceptes sont indiscutables, ils sont
merveilleux. Je les tiens d'un ami, qui les tenait de source
orientale. Je n'ignore pas les pratiques chrétiennes : elles
sont plus authentiquement dramatiques ; il leur manque un
premier mouvement sans lequel nous restons subordonnés au discours.
De
rares chrétiens sont sortis de la sphère du discours, parvenant à
celle de l'extase : il faut supposer dans leur cas des
dispositions qui rendirent l'expérience mystique inévitable, en
dépit de l'inclination discursive essentielle au christianisme. »
Nous
avons là un résumé de l'attitude générale de Bataille vis à vis
des exercices jésuitiques, du cadre particulier dans lequel il
l'insère et de la finalité qu'il leurs assigne. Il reconnaît à
ces pratiques une grande qualité, mais affirme dans le même temps
que cette qualité ne peut en général pas se manifester pleinement,
qu'elles échouent en règle générale, faute de sortir de la sphère
du « discours ». Certains seuls y ont réussi : les
grands mystiques, parce que l'élan qui était le leur leur ont
permis d'atteindre l'extase malgré l'ancrage trop profond dans le
« discours », qui est peut-être plus que le langage, qui
serait tout entier dans le soucis de convaincre autrui, de faire
entendre : ancrage communicationnel, tourné vers les hommes,
soucieux de transformer les visions personnelles en termes communs,
en vérités susceptibles de valoir pour tous. En un mot : tout
ce qui entrave l'homme dans sa quête d'une élévation spirituelle,
tout ce dont il doit se débarrasser.
C'est
à fin d'une telle libération qu'il place ces pratiques en seconde
position, après d'autres méthodes de méditation, orientales
celles-ci : le zen.
Pratique fraîchement découverte qui a pour principal mérite aux
yeux de Bataille de faire le vide, c'est-à-dire de tuer le discours.
Pratique non discursive fondée sur une attention particulière au
souffle, au rythme de la respiration, fondée sur des thèmes de
méditation, ou sur des formules à répéter, des syllabes à étirer
dans une destruction de tout sens. Il commence à méditer ainsi avec
des thèmes classiques, puis il construit ses propres thèmes de
méditation, dont on voit certains exemples dans Méthode
de Méditation,
qui est moins une méthode, que l'on pourrait suivre, que les bases
et les conclusions de ses propres recherches. Il eût pourtant le
projet d'écrire une méthode. Il ne le fit pas.
Une
fois l'état de plénitude, de silence intérieure, de vide atteint,
il commença à remplir ce vide. Les méthodes des jésuites lui
servirent alors à visualiser, à vivre, par tous les sens, des
scènes cocasses, érotiques ou violentes. Les thèmes de méditation
se firent ainsi plus variés ; on se souvient évidemment du
supplicié chinois
dont
il observait longuement les photos, dont il imaginait longuement le
martyr et qui incarnait la parfaite figure du Christ, d'un Christ
plus proche, plus humain.
C'est
souvent en se référant à ce martyr asiatique que Bataille, dans
L'Expérience
Intérieure, évoque
les exercices spirituels. Pour lui, ces exercices mettent en jeu une
perversion du langage, nécessaire, qui est la Dramatisation,
rejet et négation du discours par le discours lui-même, tension du
discours dans lequel ce qui compte le plus n'est plus l'énoncé du
vent, mais le vent lui-même. Tension où il ne s'agit plus de suivre
des raisonnements mais de se mettre en état de ressentir. Il
présente cette idée à la page 26, concluant rapidement que « les
Exercices,
horreur tout entier du discours (de l’absence), essayent d’y
remédier par la tension du discours, et que souvent l’artifice
échoue » L'exhortation
à vivre les scènes, par les cinq sens, ne permet pas, à elle
seule, à plonger dans les extases auxquelles, selon lui, elles
devraient aboutir. Elle ne s'élèvent pas au dessus du simple jeu de
la langue. Il y faut plus. Il y faut moins : l'autre limite de
ces exercices est qu'ils supposent une autorité, Dieu, et une
religion constituée qui assigne un cadre, des limites à
l'expérience, ainsi qu'un but : la fusion mystique avec Dieu et
l'accord absolu avec sa volonté. Or, l'expérience est à elle-même
sa propre autorité. Elle n'a de limite que le courage de celui qui
s'y livre, les possibilités ouvertes par les méthodes suivies.
Cette
dramatisation joue un rôle à un tout autre niveau ;
l'écriture. Si l'écriture de Bataille est si saisissante, c'est que
souvent elle n'en appelle pas seulement à l'intellect, mais aussi
aux sensations, par des descriptions exhubérantes, précises,
amenant par le discours à vivre les scènes. C'est là une constante
depuis se premiers grands articles (L'Amérique
Disparue en
tête). Il serait bien trop hasardeux d'affirmer que sa manière
d'écrire provient de sa rencontre avec les exercices ; on peut
cependant remarquer que c'est là une méthode de dramatisation qui
partage avec les exercices spirituels une même dynamique, une même
logique et un même échec : « nous
restons subordonnés au discours. »
Sources
Georges
Bataille :
Œuvres
Complètes Tome V. Michel
Surya : Georges
Bataille, choix de lettres.
Ignace
de Loyola :
Exercices
Spirituels. Jean
Bruno :
Les techniques d'illumination chez Georges Bataille, Critique
Raoul
Plus :
Un
semeur de paix,
Editions MappusRobert
Bonfils (Archiviste
de la Province de France) :
échanges
personnels