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lundi 8 avril 2013

L'agitation

« Résolu à voyager, commence des études de russe, de chinois et même de tibétain, qu’il abandonne vite. Traduit du russe, en collaboration, un livre de Léon Chestov (1924). »
Notice autobiographique, OC VII, pp 459-460




Très tôt dans la vie de Bataille l’aspiration au voyage se fit sentir. Ce désir trouva en partie satisfaction, même s’il faut le dire, il ne chercha jamais réellement à étancher cette soif et resta surtout un individu sédentaire. Toutefois cette agitation et ce désir ne peuvent qu’étonner, Georges Bataille étant surtout connu pour avoir été la proie d’une agitation morale et non physique. C’est en 1920 qu’il commence à caresser l’idée de voyager, qu’il rêve plus qu’il n’entreprend, et les lettres de 1922, datant de son séjour en Espagne, expriment encore cette envie. Par la suite, il semble qu’il l’ait abandonnée. Cependant, il continuera à porter un intérêt extrême à certains pays donnés avant comme destinations possibles et à s’essayer à l’apprentissage des langues.



L’agitation des années 20

Nous ne disposons que de très peu de sources concernant cette aspiration au voyage. La première date de l’époque à laquelle elle s’est manifestée ; ce sont les lettres à sa cousine datées de 1922. La seconde source est bien postérieure à cette époque ; c’est la notice autobiographique du Tome VI, qui semble dater de 1958. Entre ces deux pôles, quelques documents à peine montrent la survivance de ce désir, parfois sa réalisation : de rares documents officiels, la liste des emprunts de livres de Bataille établie par Jean-Pierre Le Bouler, et les souvenirs de voyages qui émaillent les écrits de Georges Bataille.
Comme pour tous les autres chapitres des jeunes années de l’auteur, nous ne pouvons que mettre en avant la grande part d’obscurité qui s’y lie. Cela n’est pas bien grave tant cette agitation apparaît comme une lubie passagère qui ne semble pas avoir tant prêté à conséquences ; si elle s’est poursuivie par la suite, ce ne fut que sous une forme intellectualisée et sédentaire, loin de ce qu’elle se voulait être : la lecture.

Dans une lettre de 1922, alors qu’il séjournait en Espagne, Bataille écrit à sa cousine : « Je suis seulement obligé de rappeler qu’en particulier le 23 août 1920 j’étais, on ne peut plus, préoccupé d’aller en Orient, qu’à cette époque le goût des voyages était si déterminé en moi que je sollicitais un mois plus tard un poste de professeur en Amérique. »

Et dans une autre : « La seule chose qui soit sérieuse dans notre bonne petite existence est de s’agiter, je serai personnellement heureux lorsque j’aurais porté cette agitation un peu loin. Le Thibet me semble en être le terme convenable à cause de la difficulté, du froid, de l’altitude et de la polyandrie. Apprends en effet que les belles thibétaines ont à la fois plusieurs époux. Quelle ne serait pas la gloire du voyageur qui, allant vivre dans cet agréable pays, en rapporterait des habitudes aussi courtoises.
J’espère seulement pour cette année aller au Maroc, peut-être à Fez, au moins à Rabat. »


Ces deux lettres, claires en apparence, regorgent de mystères qui ne trouveront sans doute jamais de réponse. Mais nous ne sommes pas condamnés à former des hypothèses hasardeuses à leur sujet ; à défaut de certitudes, au moins pouvons-nous avoir de fortes convictions quant à l’origine de cette envie et quant aux destinations annoncées.
Il se peut fort bien que ce soit Colette Renié qui ait éveillé en lui le goût des voyages et en particulier de l’orient. Colette Renié en effet est présenté par Bataille comme « la Béatrice des choses de la terre, des voyages à travers de très véridiques pays », « l’initiatrice de notre nouvelle exaltation ». Colette Renié, née le 18 Août 1896, entrée à l’Ecole des Chartes en 1917 a obtenu son diplôme d’archiviste-paléographe en 1921, un an avant que Georges Bataille n’obtienne le sien. De plus, elle commença dès 1918 à travailler à la Bibliothèque des Langues Orientales, qui, faute de main d’œuvre à l’époque, employait comme stagiaires des étudiants de l’Ecole des Chartes. Elle y sera titularisée le premier novembre 1923 et y fera toute sa carrière. En 1920, et en 1922, elle vivait donc entourée de cette culture extrême-orientale qui la passionnait. Elle semble donc, de l’entourage de Bataille à cette époque, la plus à même de lui avoir parlé de cette contrée lointaine qu’est le Tibet, des mœurs qui y ont lieu et de lui avoir donné le goût de l’orient, peut être aussi des voyages. Mais si tel est le cas, force est de constater que l’effet dépassa bien vite la cause et que si Bataille continua à s’intéresser à l’orient, ce ne fut plus en raison de son amie. Il faut donc se garder de surinterpréter le rôle qu’elle a pu jouer : il faut néanmoins l’évoquer.

Il est à noter aussi que dans la lettre le Tibet n’est pas donné sérieusement comme une destination possible, mais qu’il est l’occasion d’une plaisanterie et d’une provocation. Bien plus sérieuse est l’idée d’un voyage à Rabat ou à Fez. Là aussi ces noms ne tombent pas par hasard sous sa plume et il est possible d’apporter des éclaircissements utiles à ce propos, éclaircissements qui ont l’avantage cette fois de s’appuyer sur des documents datant de 1922.
Georges Bataille, en 1922, sorti second de l’Ecole des Chartes, se trouve en Espagne et effectue des recherches à la Maison des Hautes Etudes Hispaniques. Il s’était consacré, à la demande d’un de ses professeurs, à la recherche de manuscrits français du Moyen-âge présents dans les bibliothèques espagnoles : bibliothèque nationale de Madrid, bibliothèque privée du comte Heredia de Spinola, Colombine de Séville et bibliothèque du chapitre, à Tolède. C’est dans cette dernière qu’il découvre des documents inédits sur la construction de la cathédrale de Tolède, découverte à la suite de laquelle il sera amené à étudier sur place l’architecture du bâtiment et à aider dans ses recherches et son travail un professeur, Elie Lambert, qui travaillait à l’époque à un livre sur Tolède publié en 1925. Effectuant des recherches sur la construction de cette cathédrale, il va s’intéresser vivement à son commanditaire, l’archevêque Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque du XIIIe siècle. Ses recherches en Espagne l’amènent donc, à la suite d’un « itinéraire », des manuscrits français des bibliothèques madrilènes à l’œuvre de Rodrigo Jiménez de Rada, « connu pour avoir envoyé des missions au Maroc ».

C’est donc probablement pour approfondir ses recherches, et non pour le simple plaisir de voyager, que Bataille évoque la possibilité d’un voyage à Fez ou à Rabat. Une lettre légèrement plus tardive, adressée à Colette Renié, fait état de ses démarches pour effectuer ce voyage : « Je veux encore vous demander s’il vous est possible d’écrire à M. Georges Foucart [alors directeur de l’Institut Français d’études Orientales au Caire]. Voici pour quoi. Vous vous rappelez peut-être que M. Deschamps m’avait parlé d’une situation possible au Caire. En fait il se trouve qu’il n’y a rien d’autre possible que l’Institut du Caire, ce qui ne me tente pas beaucoup », et pour cause, puisque cela l’éloignerait par trop de ce qui le pousse à s’intéresser alors à cette partie du globe. Il ne fera pas aboutir cette démarche et entrera, comme on le sait, à la Bibliothèque Nationale. Il est important de remarquer cependant que s’il effectua de réelles démarches pour voyager, ces démarches alors sont fonction de ses recherches, mais aussi de l’expression de sa foi et de son intérêt encore vivace pour ce qui a trait à la religion.



L’étude des langues et la lecture des livres


Si l’on veut trouver les restes de l’exotisme de ses jeunes années, il faut se rapporter à la liste de ses emprunts et à son apprentissage des langues russe et chinoise. En 1923, pourtant, il semble qu’il ait été « résolu à voyager », c’est cette résolution qui le pousse à entreprendre « des études de russe, de chinois et même de tibétain » à l’école des langues orientales, études qu’il ne poussera pourtant pas très loin (assez cependant pour aider à la traduction du livre de Léon Chestov, rencontré à l’occasion de ces études, L’idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche). Ces études semblent n’avoir donné aucune suite. La liste de ses emprunts à la bibliothèque nationale permet cependant de noter que cet intérêt pour ces pays et ces cultures éloignées se prolonge bien après le début des années 20, sans qu’il soit encore permis de penser que ces lectures sont fonction d’un désir de voyager.

Le chinois

Les années 1923-1924 abondent en emprunts concernant la Chine et l’apprentissage du chinois. Ainsi les emprunts de livres de méthodes de chinois :
_4 février 1923 : Vissière, A.-J.-A. Premières leçons de chinois. 2e éd.- Leide, E.J. Brill, 1914-8°X. 15563, qu’il monopolise presque toute l’année (il ne le rendra que le 13 novembre) et qu’il réempruntera à trois reprises : le 20 mars 1924, le 25 avril 1924 pour une durée d’environ cinq mois et enfin le 10 octobre 1924, emprunt de sept jours à peine.
L’étude prolongée de cette méthode se couple de la consultation de deux méthodes en anglais : The Chinese language and how to learn it…, de W. Hillier, empruntée le 20 février 1924 pour une durée indéterminée et le 13 juin 1924 pour une durée d’environ trois mois ; et The student’s four thousand (characters) … de W.E. Soothill qu’il emprunte du 27 mai au premier septembre 1924 et du 10 octobre 1924 au 6 juillet 1925.

Cet apprentissage de la langue se couple très tôt d’un intérêt porté à l’histoire et à la culture du pays : les emprunts de L’art chinois, de Bushell de février à juin 1923, réemprunté par la suite à deux autres occasions, des Mémoires historiques de sseu-ma Ts’ien en avril 1923, La Chine de H. Cordier, intérêt qui ira déclinant au fil du temps, mais marqué encore par quelques emprunts au cours des années trente.

Le russe

On remarque tout de suite en lisant la liste des emprunts à la Bibliothèque Nationale que les emprunts concernant cette langue et ce pays sont moins nombreux. Cela ne permet cependant pas d’affirmer qu’il s’y intéressa moins : il passa en effet beaucoup de temps avec Léon Chestov au début des années 20 et il passa peut-être par lui pour apprendre cette langue ou s’intéresser à la culture du pays.
Par deux fois il emprunte longuement Le maître populaire ou le russe sans maître de X. Bouge, du 5 mai au premier septembre 1924 et du 10 octobre 1924 au 17 juillet 1925, aux mêmes périodes donc que ses emprunts concernant le chinois. A cela s’ajoute l’emprunt d’un dictionnaire français-russe pour une durée très brève fin mai 1925. La Russie réapparaîtra dans la liste de ses emprunts en mai 1932, mais ce qui l’intéressera alors, c’est la situation du communisme en URSS, plus tellement la civilisation et plus du tout l’apprentissage de la langue et ces nouvelles lectures prennent place dans ses recherches sur le communisme et non dans ses rêves de voyages.


Mexique, Inde, Tibet, Egypte.

Ses travaux de recherches l’amèneront aussi à s’intéresser à d’autres pays orientaux, notamment en ce qui concerne les arts, les rites et l’organisation religieuse, les divinités et les méthodes de méditation. Ces emprunts sont souvent des lectures préparatoires en vue d’articles ou de conférences.
Ainsi les emprunts qui courent du 14 mars au 13 avril 1928, concernant tous le Mexique, sa conquête, les études archéologiques, les croyances religieuses des anciens peuples, qui sont toutes des lectures préparatoires pour son article L’Amérique disparue.

Le premier avril 1932, il emprunte trois livres sur le Tibet, qu’il réempruntera en 1937 avec quelques nouvelles lectures

Tout le second semestre 1932 semble être presque uniquement consacré à des recherches sur les civilisations, l’histoire et l’art de l’Inde, de la Chine et du Moyen-orient avec pas moins de 19 emprunts différents, qui se verront complétées en 1930 et dans les années 40 avec quelques autres lectures.

Plusieurs lectures concernant l’art et l’histoire de l’Egypte en mars 1934, dont un en particulier sur les obélisques : A short history of the Egyptian obelisks, de W.R. Cooper.

A part pour ce qui est de ses recherches sur le Mexique, qui aboutissent très vite à une publication, ses autres lectures, si elles sont professionnelles, ont servi de base à des travaux dont la gestation s’est révélée bien plus longue, ou dans lesquels les lectures n’apparaissent pas de manière évidente. L’ensemble de ces lectures, de leur place dans les travaux de Bataille fera l’objet d’un dossier complet. Il n’y est fait mention ici, en passant, pour montrer de quelle manière cet attrait pour l’orient s’est continué sous d’autres formes chez lui, essentiellement littéraires ; jamais il ne partit vers ces destinations éloignées.



Les voyages de Georges Bataille



Des voyages qu’effectua réellement Bataille une chose est frappante compte tenu de ce qui vient d’être vu : ses destinations sont loin d’être exotiques (aucun voyage comparable à ceux qu’effectuent, à la même période, Artaud ou Leiris, ou qu’ont pu accomplir ses anciens condisciples de l’Ecole des Chartes, Colette Renié et André Masson), elles sont loin en tout cas des destinations qu’il se donnait en rêve lorsqu’il écrivait à sa cousine, loin de l’Amérique qu’il chercha à rejoindre (sans doute saisissant mollement une occasion s’étant présentée alors), loin aussi de l’Egypte de l’art copte qui s’offrait à lui sans le tenter : ses voyages ne le menèrent que dans quelques pays d’Europe et jamais il ne sortit du continent.
L’Angleterre, où il observa un couple de babouins forniquer, l’Espagne des bordels madrilènes et des corridas, l’Italie fasciste et les versants désolés de l’Etna, l’Allemagne nazie et l’Autriche encore tremblante sous le coup des assassinats, voilà les pays qu’il eut l’occasion de visiter entre 1927 (second séjour en Angleterre) et 1949 (dernier séjour en Angleterre).

Une seconde chose est à noter : alors que ses premiers voyages sont liés à ses études et aux premiers balbutiements de sa carrière, les voyages ici considérés répondent, au moins pour l’essentiel, à des exigences personnelles : retrait et littérature quand il se rend à Tossa de Mar chez son ami André Masson, fuites amoureuses avec ses maîtresses, Laure d’une part, par deux fois, Edith de l’autre.

L’Angleterre :
Il se rendit à Londres en juillet 1927. C’est à cette occasion qu’il vit la saillie de singes au zoo et qu’il forma l’image de l’œil pinéal, centrale dans l’Anus Solaire, Sacrifices et le Dossier de l’œil pinéal, image qui sera la première pierre à l’édifice que sera La Part Maudite.

Il s’y rendit aussi fin juin, début février 1949, pour aller à Cambridge.

L’Espagne :
Par deux fois il se rendit à Tossa de Mar, chez son ami André Masson. La première fois, du 8 au 30 mai 1935, séjour au cours duquel il se rendit aussi à Barcelone. Puis en avril 1936, séjour qu’il semble avoir consacré à l’écriture.

L’Italie :
Du 4/5 juillet au 6 Août 1934, plutôt que de rejoindre sa fille, il part sur les routes pour suivre Laure, sa maîtresse, en Autriche (Innsbruck) et dans le Nord de l’Italie. Il parlera un peu de ce voyage à Trente dans son Sur Nietzsche. Il voyagera de nouveau en Italie avec Laure pendant l’été 1937, jusqu’au 20 septembre, voyage qui le mènera à Florence et en Sicile.

L’Allemagne :
Avec Edith, une de ses maîtresses, il se rendra à partir du premier novembre 1934 en Allemagne, à Trèves et à Coblence, d’où elle partira pour Heidelberg, toutes villes nommées à la fin du Bleu du Ciel.



Sources



Georges Bataille : Œuvres Complètes Tomes VII, VIII, XII, éditions Gallimard
Michel Surya : La mort à l’œuvre, édition Seguier.
Michel Surya : Choix de lettres, éditions Gallimard
Esperou, Maud : Colette Meuvret (1896-1990) : la dame de la rue de Lille. En mémoire, Bulletin d'informations de l'ABF, n°150, 1991, p.103-105. (http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/revues/afficher-42492)

André Masson

André Masson et Georges Bataille
 De tous les camarades de promotion qu’eût Georges Bataille, André Masson est très certainement le plus important du point de vue de sa biographie. Ils entrèrent à l’école des Chartes la même année, et partagèrent, la première année, une chambre dans une maison à l’angle de la rue Bonaparte et de la place Saint-Sulpice. Il régna très certainement dans cette chambre une grande émulation puisque à l’issue de cette première année, Bataille sera premier dans l’ordre du mérite et Masson second. Important aussi parce que c’est André Masson qui en 1964 rédigera la notice nécrologique de Georges Bataille dans la revue de l’école des Chartes, article important par les informations qu’il nous donne sur le Georges Bataille de cette époque, sur ses lectures, ses goûts, sa manière de travailler, son caractère.
C’est aussi par cette notice que l’on prit connaissance du texte de jeunesse de Bataille, Notre-Dame de Rheims. André Masson fut certainement le seul de son entourage à l’époque à le lire (Bataille par la suite n’en parlera absolument plus) et montre, au-delà de leur amitié et de la proximité et confiance mutuelle qui liait les deux chartistes, leur intérêt commun pour les édifices religieux : la thèse d’André Masson était consacrée à l’abbaye de Saint-Ouen, à l’ombre de laquelle il prépara son entrée à l’école des Chartes et connut ses « premières joies de bibliophile » ; du côté de Bataille, outre cette plaquette parue en 1918, il faut noter la visite rendue à Quarr Abbey en 1920 et sa participation deux ans plus tard, au cours de son séjour en Espagne, à des recherches et des observations autour de la cathédrale de Séville.

 

Après l’école des Chartes

 Après avoir présenté sa thèse, L’église abbatiale Saint-Ouen de Rouen, étude archéologique, il s’occupe de la bibliothèque de Rouen, mais pressent qu’il s’y ennuiera : « D'avoir comblé tous mes rêves trop tôt et sans effort me fit prendre conscience un beau jour que j'étais sur le point de m'ennuyer dans mon paradis rouennais. Un quart de siècle avait passé depuis ma naissance ; le second et le troisième quart s'écouleraient presqu'identiques ; je me voyais condamné à creuser un sillon monotone jusqu'à la fin de mes jours » avouera-t-il.
C’est alors que s’offre à lui l’opportunité de voir autre chose, d’élargir son horizon. Son prédécesseur à la bibliothèque de Rouen l’invite en effet à venir travailler en Indochine. Il part donc s’occuper de la bibliothèque de Hanoï et des archives gouvernementales en Indochine. Ce qui lui permettra d’écrire et de publier plusieurs ouvrages à partir des documents qu’il y découvre, et mettra sur pied la section historique de l’Indochine à l’exposition coloniale de 1931.
Sa carrière connaîtra après cela un autre tournant, à la faveur d’un pur hasard. En 1934, en congé à Paris, André Masson se rend chez un de ses amis, mais se trompant d’étage, il frappe à la porte de Pol Neveux, écrivain et inspecteur général des bibliothèques. Ce dernier, croyant cette visite motivée par un désir de revenir en France, offrira à Masson un poste de bibliothécaire en chef à la bibliothèque municipale de Bordeaux.
En février 1939, Masson achète au nom de la bibliothèque de Bordeaux les manuscrits de Montesquieu lors de leur vente à l’hôtel Drouot, et consacrera dès lors toute une partie de son activité à l’œuvre du philosophe, dont il entreprendra la publication : le Spicilège en 1944, des extraits des Pensées en 1941 sous le titre Cahiers, plusieurs centaines de lettres et, de 1950 à 1955, il dirigera l’édition des œuvres complètes.
A côté de ces travaux d’édition, élu à l’académie des belles lettres, sciences et arts, il donnera des cours de paléographie à la Faculté des lettres, participera au Congrès national des sociétés savantes ainsi qu’au congrès de la société française d’archéologie, tous deux tenus à Bordeaux en 1939. Il deviendra à la libération inspecteur général des bibliothèques et directeur de la maison de l’Indochine à la cité universitaire de Paris. Dès 1950 il reprendra et dirigera la publication du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques, collaborera à la collection « Que sais-je ? » : Les Bibliothèques, L’Allégorie, et publiera des ouvrages sur le décor des anciennes bibliothèques françaises, Le décor des bibliothèques du Moyen-âge à la Révolution (Genève, 1972), qui sera traduit en anglais en 1981.
Ayant pris sa retraite, il s’installe à Pau et y montre la même intense activité et le même goût de l’histoire : il devient président de la Société des amis du château de Pau, est membre de l’Académie du Béarn, organisera deux importantes expositions : « Trésors des bibliothèques béarnaises », en 1975, et « Pau ville anglaise : du Romantisme à la Belle Époque », en 1978.
Il eût, en marge de toutes ces activités, l’intuition qu’il fallait ouvrir les bibliothèques à tous les types de lecteurs, afin de mieux promouvoir la culture, et voulut très tôt ouvrir une bibliothèque pour enfant, projet que la guerre empêcha. Ce n’est qu’à la libération qu’il put faire ouvrir la première annexe de quartier.

Oeuvre

Thèse
_L'Abbaye de Saint-Ouen de Rouen., 1930
Indochine
_Hanoï pendant la période héroïque (1873-1888)., 1929
_″
Iconographie″ historique de l'Indochine française. Documents sur l'histoire de l'intervention française en Indochine,, 1931
_
Correspondance politique du commandant Rivière au Tonkin (avril 1882-mai 1883), publiée avec une introduction et des notes par André Masson., 1933
Bibliothèques
_Les trésors des Bibliothèques de France. A propos du 2e Centenaire de la Fondation de la Bibliothèque de Bordeaux ("Le "Tite-Live" de Bordeaux et l'atelier du "Maître aux boqueteaux") 1936_L'Art du livre de la Restauration au Second Empire, 1815-1852, 1938
_
La Bibliothèque du Chapitre de Noyon et l'Evangéliaire de Morienval, 1956_Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul, 1960_Les bibliothèques, PUF (« que sais-je ? »), 1961_Le décor des bibliothèques, 1972_La Bibliothèque de Bordeaux, sa fondation et son histoire avant 1789, (année ?)
Montesquieu
_Montesquieu. Cahiers, 1941
_
Un Carnet Inédit, Le Spicilège, introduction et notes de André Masson, 1944
_
Oeuvres complètes de Montesquieu, André Masson (dir.), 1950-1955_Montesquieu chez ses notaires de La Brède, J.M. Eylaud (avant-propos), 1956
Autres
_L'Allégorie, PUF (« que sais-je ? »)1974_Pau, ville anglaise, 1978_Henri de Vaufreland et ses amis du Cercle anglais, Revue de Pau et du Béarn No. 7, 1979_Henri IV et Montaigne, Bulletin de la Société des Amis du Château de Pau, n°81, 1982, p. 139-140._Le Pau Hunt Hier et Aujourd'hui, Editions du Hédas, 1984


Sources


La mobilisation



« je n’ai jamais cessé d’être obsédé par une seule guerre. Pendant de longues années de jeunesse—de dix-sept à vingt et un ans—cette guerre inexorable était devenue pour moi l’unique horizon possible, un horizon irrémédiablement fermé. Le sort ne fit de moi—à dix-huit ans—qu’un soldat malade, imaginant chaque jour, au milieu de blessés et de malades plus vieux, l’enfer auquel il demeurait promis. »

Georges Bataille, Tome VII, pp 523, 524. Notes à La Limite de L’utile


La Mobilisation

En janvier 1916, année de ses 18 ans, il est mobilisé ; mais il ne participera jamais à la guerre.
Les informations dont on dispose concernant cette période sont lacunaires pour l'essentiel et contradictoires dans les détails. On a quelques certitudes pourtant ; le reste, nous le savons à partir de quelques rares textes que Bataille écrivit à propos de l'expérience qu'il fit de sa mobilisation.

Victime d’une maladie pulmonaire qui se manifesta là pour la première fois et le poursuivra toute sa vie, il passe tout le temps de sa mobilisation dans un hôpital militaire, au milieu des blessés et des mutilés de guerre. Il apprendra, auprès de ces militaires, dans ce lieu sordide, poussé par le sentiment d’une « apocalypse lointaine dans laquelle ils sont enfermés », l’ironie. « Cette misère m’appris l’ironie exorbitante, le non sens aveuglant : la brèche ouvrait l’accès à la sauvagerie morale, à l’apothéose », écrira-t-il au cours de la seconde guerre mondiale, rédigeant les fragments retirés de La Part Maudite qui allaient être réunis après sa mort sous le titre La Limite de L’utile.
Il écrit à cette époque des notes pour un livre, qu’il intitule Ave Caesar, mais il les brûlera toutes, comme nombre de ses écrits de jeunesse.

Il sera rendu à la vie civile en janvier 1917. Il retournera dans sa famille à Riom-ès-Montagnes, loin des conflits. Il y chassera au fusil, pêchera à mains nues, selon les dires de son ami d'enfance, Joseph Delteil dans l'article qu'il livre à la revue Critique en 1963, pour le numéro « Hommage à Georges Bataille ». Sans doute peut-on y voir là, d'un point de vue purement bataillien, un ensemble de pratiques glorieuses destinées à compenser l’occasion manquée de participer à la guerre. Certes il avouera n’avoir jamais chercher à participer aux conflits, mais il n’est pas impossible qu’échappant au front, il eut le sentiment d’échapper à son destin, et qu’il ait voulu compenser cela en manifestant dans la chasse et la pêche cet excès de force, cette vigueur qui lui avaient manquées au moment le plus important. Encore que cette interprétation est d'une parfaite et entière gratuité. À défaut de pouvoir lui attribuer une conscience transparente aussi aiguë dès 1916, reste l'étonnement face à ces pratiques, cette démonstration de force qui ne manque pas de se gonfler d'un sens précis pour peu qu'on les observe sous la lunette des théories ultérieures de l'auteur.



Sources
Michel Surya : la Mort à l’œuvre.
Georges Bataille : Œuvres Complètes, tome VII
Critique,
n°195-196, 1963

Foire aux questions

Posez vos questions en commentaire, J'y répondrai en éditant ce message.




1)  Qui écrit dans ce blog ?


"Bonjour, je n'ai pas trouvé qui était l'auteur de ces articles tout à fait intéressants...
Merci"

Emmanuel Bing, 24 août 2013


Bonjour, tous les articles présents sur ce blog sont de ma main (pour l'instant en tout cas).
Je suis Salliot Cyril, étudiant en master de philosophie, pour le peu d'importance que cela peut avoir. Ce blog est un vieux projet, qui prend forme peu à peu, et qui a l'ambition absolument démesurée de synthétiser tout ce qui se sait et peut se dire de la vie et de l’œuvre de Georges Bataille. Cela n'entre dans aucun projet d'études, de thèse ou quoi que ce soit, c'est juste un laborieux travail de passionné qui estime nécessaire d'apporter gratuitement et à quiconque s'y intéresse une information précise, rigoureuse et détaillée.

C'est épuisant, ce qui explique l'absence de mises à jour depuis plusieurs mois, mais je travaille à quelques nouvelles notes (sur Chestov, sur les premiers articles et les revues, sur les surréalistes), donc du nouveau devrait finir par arriver, je l'espère assez tôt.

Ave caesar



« Il est parmi nous trop de douleurs et de ténèbres et toutes choses y grandissent dans une ombre de mort. ».
Georges Bataille, Notre-Dame de Rheims.



L’apocalypse Lointaine

En janvier 1916, Georges Bataille est mobilisé pour prendre une part active à la guerre en cours, et dans laquelle déjà son frère, Martial, combat. Seulement voilà, « le sort fit de [lui]—à 18 ans—qu’un soldat malade ». Insuffisance pulmonaire, le couperet tombe : impossible pour lui d’aller au front. Il reste donc une année dans un hôpital militaire, entre malades et blessés, attendant qu’un jour il puisse lui aussi faire cette guerre à laquelle il reste promis. Comme en sursis. Lisant les journaux, se désespérant de l’image du soldat qui y est montrée, de cette héroïsation, de cette valorisation du soldat, de cette mythification—voire de cette mystification—qui au poilu réel qui meurt dans les tranchées, au blessé, au mutilé qu’il côtoie directement, substitue le parangon des grandes valeurs et des grands principes de la France, tous ces grands mots qui ne viennent que mettre un voile pudique sur les boucheries insensées et bien les enrober afin de les donner à voir au public. Ce que l’on a appelé le « bourrage de crâne ».

Il semblait alors à Bataille que la vie du soldat, et plus encore sa mort, lui échappait, n’avait de sens pour personne, échappant à tous et à toute raison, n’étant plus qu’une dilapidation, un divertissement, pendant moderne du rôle tenu par les gladiateurs dans la Rome antique, course à la mort transformée en spectacle héroïque, masquant la réalité autrement plus brutale et indigne de ceux qui étaient ainsi sacrifiés : d’où le nom qu’il donna à l’ensemble de ses réflexions écrites au jour le jour au cours de cette période ; Ave Caesar.

« Ave Caesar, morituri te salutant », voilà en effet, selon les idées communément admises, ce que les gladiateurs disaient entrant dans l’arène :
 « ma vie comme celle des soldats parmi lesquels je vivais, me paraissait enfermée dans une sorte d’apocalypse lointaine et cependant présente entre les lits de l’hôpital. Dans cette vision, où le droit et la justice étaient des mots inertes, seule réglait la GUERRE, lourde, aveugle, elle-même, elle seule, exigeant du sang, comme le César assis dans les gradins »
(OC VII, p 524).
Il y a dans cette évocation quelque chose d'un martyr inéluctable mais en attente, auquel on ne peut que se résoudre et que l'on attend dans l'angoisse et l'incertitude. Il brûla assez tôt ces notes. Mais ce qu’il nous en dit, s’il ne nous éclaire que trop peu sur le contenu, nous dit certaines choses cruciales sur Bataille.

 

 

Le style de Bataille


Ses réflexions partent d’une vision qui peut paraître folle, mais qui n’est en fait qu’hallucinée ; elle n’a de la folie que l’apparence, puisqu’elle répond tout à fait rationnellement à une situation, un contexte, ou une réalité et la caractérise parfaitement. De plus, cette vision n’ouvre pas sur un délire qui l’éloignerait du monde concret, creusant un fossé entre ses idées et ses actions et la situation dans lesquelles elles se manifesteraient, mais à des réflexions qui prennent au contraire directement ce monde concret comme objet.
On ne peut que convenir que la situation dans laquelle il s’est trouvé s’apparente à une apocalypse qui fait long feu. Les images qui des années après seront source de ses réflexions et qui condenseront ses pensées seront plus hallucinées encore : l’œil pinéal renverra, écho grotesque au Paludes de Gide, à la nécessité pour l’homme de dépasser sa condition et de se hisser à l’idéal qui lui est donné par le monde qui l’entoure (le soleil surtout) ; le visage sacral (du sacrum), qui n’est autre que le sexe, comme pendant dégradé du visage, image qui trouve des échos innombrables dans la langue et la culture, et qui permet de représenter facilement son anthropologie et sa vision du monde, tendues entre d’un côté l’idéalisme et de l’autre le bas matérialisme.

On perçoit aussi, à travers cette présentation de la main de Bataille lui-même, le va-et-vient entre l’image hallucinée, la situation concrète dans laquelle il se trouve, et la réflexion générale, toutes trois s’enracinant dans l’expérience de l’auteur et la manière dont il en a été affecté, le tout souvent agrémenté de références à ses lectures (littéraires, scientifiques ou religieuses), ou à d’autres choses. Ce style qui sera le sien, si caractéristique, était donc peut-être déjà présent en germe en 1916, encore alourdi par la piètre qualité de sa plume d’alors, mais déjà là pourtant ; à condition bien entendu que le regard rétroactif que Bataille porte sur ses débuts avortés en littérature ne nous trompe pas sur la forme réelle et le sens de cet écrit dont il ne reste aucune autre trace que ce témoignage resté longtemps consigné dans une boîte et jamais publié de son vivant.


Sources

Georges Bataille : Œuvres Complètes VII.
Michel Surya : Choix de lettres

dimanche 7 avril 2013

La dépression de la mère


« Je vivais dans l’admiration, fasciné par une alternation en elle de la douceur affectueuse et de dérèglements dont elle me semblait la victime, et dont je voyais qu’elle était malheureuse »
Georges Bataille, Ma Mère 
(p34, édition 10/18)





Les Textes

Les écrits de Georges Bataille concernant la dépression de sa mère permettent d’en fixer l’origine (l’abandon du père), le motif (il parle de délires absurdes de damnation et de fin du monde) et d’en déterminer le contexte : le bombardement de Reims et les débuts de la première guerre mondiale. Des incertitudes planent toujours, cependant secondaires, quant au lieu où les premières crises survinrent, si ce fut à Reims ou à Riom.

Dans sa préface à l’Histoire de l’œil, Il dit que peu de temps après la grande crise de folie de son père, relatée un peu plus tôt, sa mère fit une « crise de folie maniaco-dépressive (mélancolie) » « à l’issue d’une scène ignoble que lui fit devant lui sa mère à elle » et qui dura plusieurs mois pendant laquelle elle était agitée par des idées de damnation et de catastrophe. Durant cette crise, Georges était tenu de la surveiller, se montrait violent avec elle, par exaspération, et une nuit, craignant qu’elle ne l’attaque pendant son sommeil, s’avisa de retirer de sa chambre tout objet dangereux (les candélabres à socle de marbre) de peur qu’elle ne l’assommât avec.
Juste après, il fait mention des deux tentatives de suicide de sa mère, la première par pendaison, dans le grenier, qui faillit lui être fatale (on put, heureusement, la ranimer), l’autre par noyade, dans une rivière qui n’était pas assez profonde pour cela et qui la laissa juste transie de froid en plein hiver.

Dans Le Petit, la crise de folie de sa mère est à peine abordée, et la raison allouée est toute autre : Georges, vu que les armées allemandes avaient quitté Reims, voulait rentrer. Sa mère, n’en supportant pas l’idée, devint folle et n’accepta de retourner à Reims qu’à l’annonce de la mort imminente du père.

 

Difficultés et Datation


Les circonstances de cette crise sont très peu développées, les informations que Bataille nous donne dans ses témoignages écrits laissent l’événement dans un flou quasi-total pour ce qui est du moment où il survint et de sa durée.
Les deux causes alléguées par Bataille sont à la fois trop différentes et trop déterminées pour pouvoir être confondues, pour avoir été la même cause. Pour l’une, c’est une dispute entre Marie-Antoinette Bataille et sa mère, pour l’autre, c’est le désir de Bataille de rejoindre son père. Les deux peuvent être liées. Bataille assiste à la dispute entre les deux femmes, peut-être en est-il l’objet, mais alors il serait douteux qu’il ne l’ait pas mentionné, peut-être les deux concernent-elles le père de Bataille et le sort qui lui sera réservé. En l’absence d’informations complémentaires, il est impossible de trancher.

C’est dans Le Petit que les informations circonstancielles sont les plus précises. « Ma mère et moi l’avons abandonné, lors de l’avance allemande, en août 14. » On peut donc remonter l’abandon du père et le départ de Reims au plus tard aux journées des 29 et 30 août 1914, jours où Reims, devenue ville ouverte, connaît un exode massif peu de jours avant les premiers bombardements. Il se peut toutefois qu’ils soient partis avant cela, poussés par la peur suite aux mauvaises nouvelles des fronts belges et français des 20 et 23 août rapportés par des rescapés et des exilés, et par l’annonce de l’arrivée des troupes ennemies. Il cesse d’aller aux offices du Cardinal Luçon en la Cathédrale le 24, sans doute à cause du départ ou des préparatifs du départ.
Il écrit à la même page : « les allemands occupèrent la ville, puis l’évacuèrent. Il fut alors question de retour : ma mère, n’en pouvant supporter l’idée, devint folle. Vers la fin de l’année, ma mère guérit : elle refusa de me laisser rentrer à N. » Ce témoignage précieux permet aussi une datation précise des événements relatés. En effet, Reims ville ouverte est bombardée pour la première fois le 3 septembre, puis occupée le lendemain. Mais suite à la victoire des troupes françaises lors de la bataille de la Marne, les Allemands sont forcés de battre en retraite et d’abandonner la ville de Reims, occupée depuis le début septembre, et c’est le 12 à 14h qu’ils l’abandonnent officiellement. C’est donc à ce moment-là, ou quelques jours après, que Bataille émet le souhait de rejoindre son père. Ce qui déclenche la crise chez sa mère, dont elle « guérit vers la fin de l’année », sans doute décembre. Ce qui veut dire qu’après ils laissèrent Joseph-Aristide seul pendant un an sous les bombardements jusqu’à ce que fin octobre, début novembre, ils apprennent qu’il est mourant et décident de le rejoindre. Ils auront, dans l’intervalle, reçu quelques lettres les informant de l’état du souffrant, qui tout ce temps ne semblait pas être inquiétant ; Bataille dit qu’il « déraillait à peine ».
Cette crise aurait duré environ quatre mois.

Mais il fait mention d’une autre anecdote, qu’il situe au moment où son père lui-même devient fou, un an avant la guerre, et peu après qu’il ait abandonné le Lycée de Reims. En 1913 donc. Il n’y fait pas mention ici mais il y a lieu d'avancer que ce dont il parle à cette période soit contemporain de la crise de folie maniaco-dépressive de sa mère qu’il relate dans Histoire de l’œil que l’on est en droit de tenir pour différente de la première en raison de la cause différente qui lui est donnée : la fameuse dispute. Mais c’est là que des problèmes de datation se posent, car il n’est rien dit de précis quant à sa situation dans le temps : elle est située par rapport à des événements familiaux marquants, non par rapport à des faits historiques dûment datés. De plus, les connecteurs temporels sont pour le moins plastiques et vagues :
« peu après l’accès de folie de mon père … elle resta ensuite plusieurs mois dans une crise de folie maniaco-dépressive (mélancolie) … un jour ma mère disparut [première tentative de suicide] … peu de temps après, elle disparut encore » [seconde tentative]. Seul le dernier connecteur est un peu plus précis, plus objectif en tout cas, et situe cette seconde tentative, non plus par pendaison mais par noyade, « en plein hiver ». Le souci est que ce « en plein hiver » peut se rapporter qu’aux tentatives de suicide, à la dernière seulement, ce qui aurait pour effet de l’éloigner considérablement de l’accès de folie du père, ou au contraire, si tout se suit, de resserrer l’ensemble à quelques mois seulement, ce qui serait incohérent : la folie du père ayant lieu 1913, celle de la mère fin 1914. Si tout s’est passé en quelques mois seulement, alors il faudrait considérer que l’accès de folie du père qui a été si important n’est pas le premier (premier accès de folie qu’on serait autorisé à croire le plus marquant, l’habitude aidant, celles-ci apparaîtraient du coup moins marquantes : déraillait-il vraiment qu’à peine ?), mais un parmi d’autres qui les aurait particulièrement inquiétés, qui aurait alors pu avoir lieu pendant l’été 1914, même si cela est rendu douteux par Le Petit, encore une fois le plus clair, qui parle, faisant écho à Histoire de l’œil, d’une « nuit hallucinante », qui semble bien être celle dont il est question dans les coïncidences. Janvier 1913 donc, et les mois suivants. Cela voudrait dire que l’état de latence entre la phase maniaque et la phase dépressive a soit duré plus d’un an, soit que les deux phases se soient alternées durant cette période sans être pour autant remarquables.

 

Tableau Clinique



Un tableau clinique, même succinct, permet de comparer les données que l’on connaît sur la maniaco-dépression (ou trouble bipolaire), et ce que l’on peut lire de Bataille concernant sa mère, que ce soit sur le mode du témoignage : Histoire de L’œil et Le Petit ; ou sur celui, plus délicat à aborder, de l’œuvre littéraire, avec Ma Mère.

Le trouble bipolaire

Le trouble bipolaire ou trouble maniaco-dépressif est une maladie diagnostiquée au XIXe siècle et dont le tableau clinique n’a pas cessé depuis d’être étoffé ou remanié, et qui a, depuis sa découverte, été l’objet d’une abondante littérature. Elle se caractérise par les deux phases très distinctes à travers lesquelles la malade passe : phase maniaque et phase dépressives, toutes deux séparées par une période plus ou moins longue pendant laquelle la maladie ne s’exprime pas et le malade a un comportement normal.

La maladie survient en général tard, vers la quarantaine, suite à des crises dans la vie des personnes qui alors n’arrivent plus à faire face à ce qui leur arrive. Cela peut être un deuil, un licenciement, etc. La première crise qui apparaît dans l’œuvre de Georges Bataille apparaît en 1913, après que Georges Bataille ait annoncé avec force qu’il arrêtait l’école, et après, surtout, la grande crise de folie de son mari, Joseph-Aristide Bataille, déjà paralytique, aveugle et soumis à des douleurs fulgurantes. Tout cela, plus ce qui est tu, ajouté a la « scène ignoble » qui lui fit sa mère, a dû créer une fragilité en elle qui aboutit à la folie et déclencha en phase maniaque.

Cette phase maniaque consiste, pour ce qui est des symptômes qui semblent le mieux correspondre  aux témoignages que l’on a de la maladie de la mère, à une réactivité accrue aux stimulations émotionnelles et à une amplitude plus grande des émotions, ce qui a pour effet de les faire passer très vite de l’euphorie à la tristesse, et peut les rendre facilement irritables, colérique ou angoissés. Cela répond mieux aux témoignages de l’écrivain que l’image habituelle de cette phase maniaque, où l’on se représente le malade euphorique uniquement, et ce à l’excès. Le malade, de plus, a les idées qui s’enchaînent avec plus de fluidité, elles filent littéralement, et il ressent le besoin de parler, de communiquer, ce qui peut le rentre très familier, voire grossier, avec ceux qui l’entourent. Les idées s’enchaînant à toute vitesse, elles peuvent devenir incohérentes, sans lien logique, auxquelles viennent parfois s’ajouter des idées délirantes, ou des hallucinations. Le malade se perd aussi souvent dans une hyper activité stérile, fébrile, dort peu, et se montre facilement violent. A cela s’ajoute souvent une perte des inhibitions : consommation excessive d’alcool, transgression des interdits, nudité publique, désinhibition sexuelle.

Les deux témoignages confirment le diagnostic qui a été donné (peu importe que ça ait été par un docteur ou par Bataille lui-même). Il dit en effet que sa mère avait des délires de damnation, et qu’il devait l’agripper et lui tordre les poignets « pour la faire raisonner droit », ce qui suppose aussi une hyperactivité de la mère, une agitation excessive. Il était tenu de s’occuper d’elle, ce qu’il avait tout le loisir de faire puisqu’il avait abandonné l’école.
La littérature, dans son ensemble, donne trace des possibles autres dérèglements de la mère. Ma Mère, évidemment, où il y est affirmé qu’elle est pire que le père, et qu’en elle s’alternaient des moments de tendresse maternelle et d’accès déréglés dont elle paraissait au narrateur être la victime. Le mort aussi, où une femme, suite à la mort de son mari, se dénude devant le cadavre, part courir nue dans un bois, et va s’alcooliser et coucher dans une auberge.
On ne sait pas combien de temps dura cette phase, probablement des mois.

Sur la période d’accalmie, de latence entre le moment maniaque et le moment dépressif, rien. Elle a pu durer un an environ, jusqu’à ce que Bataille veuille retourner voir son père à Reims, encore soumise aux bombardements. Mais si on s’en tient au seul témoignage de Martial Bataille, et à l’importance de ces dérèglements dans l’œuvre de Georges Bataille, cela est douteux, et il serait sans doute plus juste de croire que ces phases se soient alternées à un autre rythme, mais sans que les phases dépressives soient aussi critiques que ce qu’elles ont été en 1914. Martial Bataille ne dit-il pas avoir vécu des choses inimaginables, avoir vécu l’enfer lui aussi : « j’ai passé auprès de nos parents des jours et des jours qui n’étaient que chagrin et désespoir. C’est inimaginable, car j’ai vu ce que tu n’as pas vu, ce que personne n’a vu. Des événements qu’on ne connaît pas et dont on n’a jamais soupçonné l’existence. »
Difficile à croire que cela n’ait été dû qu’au seul père et que les épisodes relatés par Georges Bataille ne soient que des événements isolés.

La phase dépressive du trouble bipolaire, elle, se caractérise par les symptômes récurrents de la dépression, tranchant radicalement avec ceux que l’on peut constater pendant la phase maniaque. Durant la phase dépressive, l’excitation laisse place à baisse de l’activité et de la volonté, traduit par un appauvrissement des gestes et des expressions faciales, la facilité d’élocution et l’enchaînement rapide des idées laissent place à une pauvreté de ces dernières et à une difficulté à les communiquer, le sentiment d’estime de soi laisse place à son contraire. A cela viennent s’ajouter des troubles du sommeil, une humeur triste persistante se manifestant par un sentiment d’inutilité, d’incapacité et des ruminations douloureuses. Le risque est grand que la personne se suicide. C’est effectivement ce que fera la mère de Georges Bataille, à deux reprises, refusant de retourner à Reims, plongeant toute la famille dans une immobilité anxieuse qui ne prendra fin qu’avec l’annonce imminente de la mort de Joseph-Aristide Bataille, le père.


 
Sources
Michel Surya : la Mort à l’œuvre.
Georges Bataille : Le Petit. Histoire de l’œil, Ma mère
 Yann Harlaut : L’incendie de la cathédrale de Reims par l’image (http://catreims.free.fr/mem/)
(http://www.orpha.net/data/patho/FR/fr-troublesbipolaires.pdf)

La conversion

« Mon père, irréligieux, mourut refusant le prêtre. A la puberté, j’étais irréligieux moi-même (ma mère indifférente). Mais j’allai voir un prêtre en août 14 et, jusqu’en 1920, restai rarement une semaine sans confesser mes fautes ! » 
 Georges Bataille, Le Petit.

La Conversion

Georges Bataille vient d’une famille irréligieuse, en tout cas le père l’est et il semble que la famille l’ait suivi au moins en partie sur cette voie. C’est donc contre l’avis et l’exemple de ce père que Georges Bataille se convertit au catholicisme, en 1914, dans un cadre qui ne laisse pas d’être important : les offices matinaux auxquels il va assister à la cathédrale de Reims sont destinés aux militaires et se font dans un climat de guerre. Plusieurs mystères entourent cette conversion : mystère autour du pourquoi surtout, de ses motivations aussi, de ce qui l’a permis enfin.

On sait que vers treize ans, l’amour que le philosophe portait à son père s’est mué en haine, et qu’il se réjouissait du malheur et des douleurs de son géniteur. Il se peut donc fort bien que cette conversion soit un défi, un moyen de se détacher et de défier son père. Mais s’il n’y avait que cette raison, on ne pourrait que difficilement rendre compte de la ferveur avec laquelle, pendant dix ans, Bataille crut en Dieu et fut religieux. Il nous le dit lui-même, il ne se passait pas une semaine sans qu’il ne se confessa et, plus encore, il songea même entrer dans les ordres, moins comme prêtre que comme moine (voir la lettre du 30 janvier 1918).
Il faut donc plutôt pencher pour une interprétation moins puérile ; et estimer que c’est par foi que Bataille se convertit, et qu’il le fit volontairement. On sait qu’il voulu de lui-même être admis en tant que pensionnaire au Lycée d’Eperney, et qu’il fit sans doute cette demande afin de fuir le foyer dans lequel rien ne pouvait le retenir et qu’il avait tout intérêt à fuir. Il faut se souvenir de ce qu’il dira plus tard : il sortit de ce foyer « détraqué pour la vie », et que ce qu’il y vécu le faisait encore trembler cinquante ans après les faits. Et se souvenir surtout de ce que Martial lui dira dans une lettre : « j’ai passé auprès de nos parents des jours et des jours qui n’étaient que chagrin et désespoir. C’est inimaginable, car j’ai vu ce que tu n’as pas vu, ce que personne n’a vu. Des événements qu’on ne connaît pas et dont on n’a jamais soupçonné l’existence. »

Il ne serait pas étonnant que son climat familial ait été un des motifs de sa conversion, même, sans doute cela est indéniable. Mais il reste à savoir dans quel sens cela a pesé, car il est évident que ce n’est pas une consolation qu’il ait cherché dans le christianisme, comme on pourrait le croire de prime abord. S’il s’est tourné vers la religion pour donner sens et valeur à ses souffrances et à celles de son père, il ne le fit certainement pas pour en alléger le poids, pour s’en consoler. Les lectures chrétiennes qui le marquent ne sont pas des livres consolateurs, ou alors le sont-ils d’une manière bien paradoxale ; ils sont bien plutôt dans l’accusation de la chair, du désir, dans l’incitation à ne voir que le péché et à s'en maudire. Les écrivains qu’il lit avec le plus d’avidité sont de véritables contempteurs de l’espèce humaine soumise à la pourriture et au péché. C’est donc une lecture qui vient redoubler ses souffrances et ses angoisses, qui viennent l’accuser et l’humilier en tant qu’homme et en tant que souffrant, le désignant, lui, l’origine même de souffrances inévitables et sans recours.

Autre grand mystère autour de cette conversion : on ne sait pas comment il en vint au catholicisme (et à la religion en général). Les commentateurs anglais on pris l’habitude d’émettre l’hypothèse confortable d’une entrée en religion par l’entremise d’un de ses camarades d’Eperney, Paul Leclerc, sur lequel on ne sait rien, et qu’on ne connaît que par quelque rares lettres de jeunesse de Bataille où il le présente comme un fervent catholique. Cela montre qu’il le connaissait bien, que les deux étaient amis et étaient restés en contact, qu’ils se connaissaient par le lycée et par leur foi, mais cela ne permet pas d’aller plus loin. Il se peut que Bataille soit venu à la religion par Paul Leclerc, mais il peut tout aussi bien y être venu grâce à une toute autre personne, ou même de lui-même, aussi étrange que cela puisse paraître. Il affirmera plus tard, après tout, avoir eu la révélation à cette époque que sa tâche sur terre était de créer une philosophie paradoxale ; commencer cette philosophie par le catholicisme alors qu’il est issu d’une famille anticléricale ne serait pas le moindre des paradoxes.


Un Contexte Chargé


Mais au delà de tous ces mystères, il ne fait aucun doute que le contexte particulier qui vit naître cette vocation joua un rôle dans la nature du catholicisme de Bataille. C'est en 1914 en effet qu'il se convertit, se rendant chaque matin aux offices que le Cardinal Luçon destinait aux armées qui, stationnées à Reims, attendaient de monter au front. Offices qui portaient au sacrifice et au courage. Il en fait mention d'ailleurs dans son Notre-Dame de Rheims :
« le matin, le cardinal, dans un silence et dans une ferveur suprême venait dire, pour la France, la messe et c'était comme à la veille d'un martyr parce qu'on attendait des choses trop grandes. Il avait voulu venir prier parmi les siens, à cause de leur angoisse ».
C'est dans un contexte de tension, d'angoisse, de peur, dans un contexte qui pousse les sentiments à s'enfler démesurément qu'il se convertit, c'est un catholicisme exalté et angoissé qu'il connu en premier lieu, intimement lié à son expérience de la première guerre mondiale, et qui se poursuivra, aussi passionné et exalté, à travers ses futures lectures (surtout avec le Latin Mystique) et la ferveur désespérée dont il fera preuve.


Sources
Michel Surya : la Mort à l’œuvre. Editions Seguier.
Georges Bataille : Choix de lettres, Gallimard.
Georges Bataille : Le Petit. Editions Pauvert.
Georges Bataille : Histoire de l’œil, O.C. tome premier Editions Gallimard.
Georges Bataille : Notice autobiographique, O.C. VII